La conception de la ville chez Ibn Khaldoun

par A.Boukerche*

Quand on évoque la sociologie on cite volontiers les noms de: Montesquieu, Tocqueville, ainsi qu’Auguste Comte que l’on présente comme l’inventeur du mot qui désigne cette science, ce qui est à moitié vrai car il y a eu aussi Quételet dont la postérité n’a pas retenu le nom. Or, Ibn Khaldoun qui, bien avant tous ces noms et au-delà d’une oeuvre remarquable de sociologue et d’historien, est surtout un très grand penseur, n’est jamais cité ou presque.

La commémoration du sixième centenaire de son décès est l’occasion de revenir sur la richesse de sa pensée.

Or, ce qui fait l’intérêt d’Ibn Khaldoun ce n’est pas tellement qu’il fût le premier à dire des choses, mais ce qu’il a dit. Pourquoi Ibn Khaldoun vaut-il le détour ? Qu’y a-t-il dans sa pensée qui peut encore nous interpeller à six siècles de différence ? Pour cela, il faut se pencher sur ses textes et c’est là que l’on découvre non seulement la finesse de ses observations et de ses analyses mais, aussi et surtout, son étonnante modernité. Ibn Khaldoun est un maghrébin comme nous et nous dit des choses dans de nombreux domaines qui pourraient nous éclairer sur nous-mêmes. Parmi les multiples thèmes qu’aborde Ibn Khaldoun dans ses « Prolégomènes » ou la « Moqqadima » celui de la ville mérite que l’on s’y attarde. Ibn Khaldoun, au fond, nous incite à nous poser une question fondamentale : pourquoi vit-on dans une ville? Dans quel but ?

VIE BEDOUINE ET VIE CITADINE

On le sait, Ibn khaldoun soutient une distinction fondamentale entre vie nomade et vie sédentaire. L’une est première chronologiquement parlant par rapport à l’autre et la fin que poursuit la vie bédouine est radicalement différente de celle de la citadine. Qu’est-ce qui justifie, selon Ibn Khaldoun, cette différence ?

La vie bédouine représente l’une des formes primitives du vivre en commun. Effectivement, l’homme ne peut vivre seul parce qu’il lui faut répondre à ses besoins fondamentaux afin de survivre. C’est pour cela, et reprenant une thèse que l’on retrouve déjà dans la pensée grecque, Ibn Khaldoun affirme que l’homme a besoin des autres pour assurer sa survie. C’est ce qui le pousse à constituer des communautés. Cependant, la première forme d’organisation sociale qu’est la vie bédouine n’est pas la meilleure forme de vie collective, car le nomadisme se définit comme une vie rude, laborieuse, dangereuse, donc par définition précaire.

L’homme ne peut trouver son plein épanouissement que dans une forme de vie supérieure : la vie sédentaire qui est au fondement de ces espaces collectifs que sont les villes. Néanmoins, le passage de la vie bédouine à la vie citadine requiert des conditions car il porte la marque d’un progrès « civilisationnel » qui doit répondre, selon Ibn Khaldoun, à deux exigences :

La première affirme que pour qu’une ville devienne telle, il faut que la vie sédentaire puisse s’installer de façon durable, afin d’éviter tout retour au nomadisme. Cela signifie que le passage d’un mode de vie à l’autre n’est pas irréversible. Il peut se réaliser dans les deux sens. Pour éviter le retour à la vie nomade, qui représente un degré moindre de perfection pour la forme de vie collective, il faut l’émergence d’une véritable culture citadine qui se distingue du bédouinisme. Pour le dire autrement, les usages ( les modes de comportements, les techniques diverses et variées, etc.. ), les représentations collectives ( connaissances en tous genres, opinions, croyances ) et les valeurs ( ce qui mérite d’être poursuivi et ce qui doit être banni , le bien , le mal ) qui caractérisent toute culture humaine changent du tout au tout quand les hommes passent d’une vie mouvementée, bédouine à une vie stable, citadine.

La seconde condition selon Ibn Khaldoun, qui permet de dégager à coup sûr l’émergence d’une véritable vie citadine, réside dans l’accession de la ville au statut de cité. Le vivre en commun dans une ville n’est pas un simple espace partagé par une agrégation d’individus. En effet, ce qui caractérise le vivre en commun dans une cité ce n’est pas, pour Ibn Khaldoun, la simple satisfaction des besoins comme c’est le cas pour la vie bédouine. Dans les villes, les hommes vivent aussi pour autre chose. Quoi ? Ibn Khaldoun soutient que les hommes à travers la vie citadine peuvent accéder au « bien-être ». C’est cette dernière notion qui donne à la ville sa vraie finalité.

L’HOMME ET L’ANIMAL

Cependant, en quoi cette deuxième condition, qui stipule la réalisation du « bien-être », est-elle l’apanage de la véritable vie citadine? En fait, pour Ibn Khaldoun, le « bien- être » auquel permet d’accéder la vie sédentaire n’est, ni plus ni moins, que la marque même d’un phénomène social qu’il nomme « Hadara » ou « civilisation ». Qu’est-ce à dire ? Que la vie citadine est meilleure que la vie bédouine parce qu’elle permet à l’homme de se civiliser, autrement dit de passer de cet être frustre qu’il était dans la vie nomade, à un être raffiné. Pourquoi ? Parce que telle est la destination de l’homme.

Ibn Khaldoun, comme beaucoup de penseurs, trace une limite nette entre l’homme et l’animal. Qu’est-ce qui fait que l’homme ne peut se réduire à son animalité ? Tel est l’un des axes sur lequel repose la réflexion khaldounienne pour justifier l’intelligibilité et la nécessité du passage de la vie bédouine à la vie citadine. L’homme est, avant tout, un être de la nature car c’est ainsi que Dieu l’a voulu. Par conséquent, l’homme doit répondre à ses besoins fondamentaux comme tous les êtres vivants. Il se doit de persévérer dans son être. L’homme, comme tout animal, doit mobiliser une grande partie de son énergie pour préserver sa vie et l’intégrité de son être. Il y arrive d’autant mieux en unissant sa force avec celle des autres. C’est l’une des raisons qui justifie le vivre en commun. Toutefois, on l’a vu, la vie bédouine peut répondre à cette exigence et l’on peut dire avec Ibn Khaldoun que ce genre de vie satisfait les besoins premiers indispensables de l’homme en tant qu’être de la nature.

Mais l’homme n’est pas qu’un animal. Il est plus que cela. Il possède quelque chose que toutes les autres espèces vivantes ne possèdent pas et c’est ce qui fait de lui un être à part dans la création et dans la nature. Ibn Khaldoun écrit à ce sujet:

« Dieu a distingué l’homme de tous les autres animaux en lui accordant la réflexion, faculté qui marque le commencement de la perfectibilité humaine et qui achève la noblesse de l’espèce, en lui assurant la supériorité sur (presque tous) les êtres ».

Entre l’homme et l’animal il y a un saut, et ce saut se situe dans une faculté intellectuelle humaine : la raison. L’homme est, certes, par son corps lié aux lois de la biologie mais c’est surtout par son esprit, dont la faculté maîtresse est la raison, qu’il accède à son essence. Corps et raison sont deux entités en l’homme qui ont besoin d’être satisfaites. Si le corps doit être nourri, abreuvé, contenté, l’esprit ne doit pas être en reste car c’est grâce à lui que l’homme peut se perfectionner, donc progresser, devenir un être à part entière.

On le voit, Jean-Jacques Rousseau n’a rien inventé lui qui, bien des siècles après Ibn Khaldoun, a fondé une grande partie de sa philosophie sur le concept de perfectibilité.

Ainsi, on peut dire que dans la vie bédouine, l’esprit ne peut être nourri de façon adéquate car l’homme est trop préoccupé par la satisfaction de ses besoins fondamentaux. On pourrait presque comparer cet état à l’état de nature que décrit Rousseau où la raison humaine est en quelque sorte tenue en « veille » car toutes les conditions ne sont pas réunies pour qu’elle puisse se réaliser pleinement. Dans la vie nomade, l’homme mène une vie trop laborieuse et centrée sur sa survie pour prétendre à des fins plus nobles. On comprend dès lors, que la vie dans une cité, selon Ibn Khaldoun, a pour fin suprême de satisfaire cette raison qui distingue l’homme de l’animal. C’est pour cela que le « bien-être », qui ne peut éclore que dans le cadre d’une vie sédentaire, constitue le milieu dans lequel la réflexion humaine pourra s’affirmer.

BIEN-ETRE ET CIVILISATION

Certes, nous l’avons compris une ville atteint le statut de cité quand elle favorise le « bien-être » qui est le signe même de la « civilisation », la « Hadara ». Mais qu’est-ce que cela veut dire précisément ?

La civilisation, pour Ibn Khaldoun, s’entend en terme de raffinement. Mener une vie civilisée c’est avoir la possibilité de tendre vers des activités nobles qui permettent l’assouvissement des besoins de l’esprit.

Cependant, il n’y a pas pour Ibn Khaldoun, et en cela il reste lié au monde des anciens, de distinction entre la technique et l’art. Expliquons : l’art, en tant qu’activité indépendante distincte des activités techniques qui visent la production d’objets utilitaires, est une invention assez récente en Occident (XVIII ème siècle). Pour les anciens, tout comme pour Ibn Khaldoun, art et technique relèvent d’une seule et même activité. C’est pour cela qu’Ibn Khaldoun parle des arts en général qui comprennent tous les métiers qu’ils soient techniques, au sens productif du terme, ou artistiques. Pourtant, cela ne veut pas dire que tous les arts sont à mettre au même niveau.

Selon notre auteur, une ville accède au statut de cité quand le bien-être atteint un degré certain. Comment reconnaître cette situation? Par la multiplicité des arts qui existent dans la ville, donc par ce que l’on pourrait appeler le progrès. Toutefois, tous les arts ne se valent pas. Il y a des arts vulgaires et des arts nobles. Ces derniers sont ceux qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection. Ibn Khaldoun en distingue trois.

Le premier est l’art de la médecine qu’il relie fondamentalement à celui de l’accouchement. Pour que l’homme puisse prétendre à l’exercice de la réflexion encore faut-il qu’il puisse persévérer dans son être, c’est-à-dire qu’il conserve le plus longtemps possible la santé. Or, la médecine est l’art qui permet de répondre à cette nécessité. La santé est un bien fondamental. Sans lui l’homme ne peut faire un usage serein de sa raison.

Le deuxième a trait à la beauté. Seul l’homme est sensible à la beauté esthétique. Cette dernière naît de cet art d’agencer les sons de façon harmonieuse que l’on trouve dans la musique. L’homme doit nourrir sa sensibilité par des sons qui plaisent à ses oreilles car telle est sa nature. Un homme raffiné est un être capable de goûter à des plaisirs nobles et non pas vulgaires car c’est la preuve que l’esprit l’emporte chez lui.

Enfin, le troisième art qui répond à cette noblesse des aspirations humaines est celui de la librairie qu’Ibn Khaldoun lie à l’écriture. Pour Ibn Khaldoun, l’art qui renseigne véritablement sur le degré de « hadara » d’une ville c’est celui du libraire. L’auteur donne à cet art une signification beaucoup plus large que celle que nous lui accordons. L’art du libraire ne se réduit pas uniquement à vendre des livres, mais aussi à transmettre la connaissance, par la maîtrise de la copie et de l’écriture. Bien sûr, l’imprimerie n’existe pas à l’époque d’Ibn Khaldoun et c’est pour cela que libraire, entendu en ce sens, occupe une place fondamentale.

 

VOILA CE QU’IL DIT, PAR EXEMPLE, A CE SUJET :

« L’écriture, et l’art du libraire, qui en dépend, servent à fixer et à conserver les souvenirs que l’homme veut garder, à faire parvenir aux pays lointains les pensées de l’âme, à éterniser dans des volumes les produits de la réflexion et les connaissances scientifiques, et à donner aux idées une existence assurée. »

Grâce à l’art de l’écriture l’homme est en mesure de transmettre à l’humanité, à travers les générations qui lui succèdent, le fruit de sa réflexion. Les livres sont les objets qui transmettent ce travail de la raison humaine, cet exercice permanent de son intelligence et qui est la marque de la nature historique de l’homme, contrairement à l’animal qui n’a pas d’histoire. Aussi, une ville est dite hautement civilisée, pour Ibn Khaldoun, quand les hommes qui y vivent peuvent aussi se consacrer, au-delà de la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, à la recherche de la connaissance par les livres et à exercer leur réflexion. Grâce à ce critère, Ibn Khaldoun affirme, par exemple, qu’à son époque une ville comme le Caire est supérieure en « civilisation » à bien des villes mauritaniennes.

En conclusion, la civilisation qui caractérise une ville n’est pas un concept abstrait pour Ibn Khaldoun. La « Hadara » s’incarne dans l’homme à travers des actions concrètes dans la cité. Toutefois, il ne suffit que pas que cette vie citadine raffinée surgisse pour que la civilisation soit affirmée une fois pour toute. En effet, il faudrait que la vie sédentaire perdure et se consolide suffisamment dans le temps en devenant forte et vigoureuse. Ce n’est que par l’émergence d’habitudes nouvelles en l’homme que le danger d’une régression vers la vie bédouine peut être écarté. Néanmoins, pour Ibn Khaldoun une ville n’est jamais assurée de ne pas régresser. Le progrès n’est jamais acquis, ou plutôt il peut suivre une voie funeste qui peut mener une ville vers sa ruine. C’est la leçon que nous demande de méditer le maître.

*Professeur de philosophie


Ibn Khaldoun, Les prolégomènes, deuxième partie, LIVRE I : De la société humaine et des phénomènes qu’elle présente, 4eme section, Trad William MAC GUCKIN, Baron DE SLANE, col « les classiques des sciences sociales », p 229.

Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes, deuxième partie, p. 323

Ibid, page 277

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