Les intellectuels algériens et la crise de l’Etat indépendant

Par Lahouari ADDI

Professeur en Sociologie politique à l’IEP de Lyon

In P. Fritsch, Implications et engagement en hommage à Philippe Lucas, PUL, 2000

Sommaire

  • Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale
  • La compétition entre francophones et arabophones
  • Les imams -enseignants [3]

II y a deux raisons pour lesquelles j’ai accepté sans hésiter de participer à ce colloque sur Implication et Engagement de l’intellectuel, organisé en hommage à Philippe Lucas, à l’université de Lumière-Lyon 2 qui m’a accueilli depuis mon exil, suite aux tragiques événements qui ensan glantent mon pays. La première raison est qu’un certain nombre d’intel lectuels algériens ont été tués ces dernières années pour leur engagement dans la vie publique. Je laisserai de côté la question – non encore tranchée – de l’identité des assassins,, mais le fait est qu’ils ont été tués parce que ce sont des intellectuels qui ont atteint une notoriété publique dans leur pays. La deuxième raison est que Philippe Lucas avait un lien très fort à l’Algérie, qu’il portait dans son cœur puisqu’il avait choisi ce pays comme terrain de recherche, porté par la conviction que l’universitaire est un agent de la transformation sociale, surtout dans les pays du tiers monde où le besoin de développement et de progrès social est plus fort qu’ailleurs.

De ce point de vue, il y a une part d’idéalisme chez l’intellectuel engagé, impliqué dans la société dont il cherche à infléchir l’orientation vers une meilleure mobilisation des ressources afin de diminuer les contraintes dans lesquelles se débattent les plus démunis. Sans cet idéalisme, l’intellectuel serait un fonctionnaire soucieux de sa carrière profes sionnelle, parlant de sa recherche avec détachement, comme le ferait le biologiste évoquant ses expériences pour lesquelles il ne ressent aucun sentiment. En tant qu’universitaires, spécialistes de sciences humaines, nous sommes tous engagés et impliqués, de par la nature de notre travail, mais il y a des degrés d’implication. Je peux dire que Philippe Lucas était à un degré extrême d’engagement dans le pays où il a choisi de travailler et de vivre pendant plusieurs années : l’Algérie. Il a contribué à ouvrir l’université algérienne aux problématiques de développement dont ont été avides les générations d’étudiants qu’il a vus défiler, et a donc parti cipé à la formation de ce savoir que les intellectuels algériens ont utilisé pour tenter de transformer la société.

Si deux décennies plus tard certains d’entre eux ont été assassinés, c’est parce que ce savoir, symboliquement ou réellement, heurtait des intérêts idéologiques et des représentations culturelles qui se sentaient menacés par cette audace de l’intellectuel engagé prétendant que la société est non seulement objet de connaissance, mais aussi qu’elle est susceptible d’être transformée par l’action volontaire de ses membres. Dans une société où les consciences ne sont pas sécularisées, cette posture est subversive pour Tordre social, car mettre l’accent aussi fortement sur la causalité humaine, c’est saper toutes les légitimités qui justifient l’ordre social immanent, structuré autour de rapports de force et d’intérêts conflictuels, se reproduisant dans l’inégalité, voire la domination, s’agis sant de certaines catégories emprisonnées dans des statuts qui indiquent leurs positions et surtout leurs devoirs.

Dans une société où, au lendemain de l’indépendance, tout semblait possible avec la décolonisation, l’intellectuel était dangereux parce qu’il maintenait la mobilisation pour l’objectif suivant – le développement -, alors que les acteurs du mouvement de libération nationale se contentaient de l’indépendance formelle, cherchant uniquement à monnayer leur participation au combat qui y a mené pour tirer privilèges et gratifications. La légitimité historique acquise par l’adhésion au combat libérateur, au lieu d’ouvrir d’autres perspectives politiques – l’État de droit, la citoyenneté, la démocratie… – a été mise au service de l’appropriation privée du pouvoir. C’est ainsi que l’Algérie a transformé ses héros en rentiers, que le Pouvoir cherchait à neutraliser pour qu’ils ne servent pas de référence et d’autorité morale à ceux qui seraient tentés de s’inspirer de leur action passée. Banalisés, aspirés dans des affaires commerciales juteuses, qui dans Timport, qui dans le débit de boissons alcoolisées, ces héros ont été peu sollicités par les intellectuels, notamment tes historiens, pour écrire l’histoire de la libération nationale dont la genèse et le déroulement pourraient expliquer bien des difficultés et des obstacles présents. L’intellectuel algérien s’est trouvé pris entre les limites idéologiques du mouvement de libération, dont il a pensé que la dynamique irait au-delà de l’Indépendance, et la stérile compétition entre arabophones et francophones qu’il n’a pas su dépasser.

Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale

Ces limites se sont manifestées dans tous les secteurs de l’activité sociale, et en particulier dans la conception de l’histoire diffusée par l’État indépendant. II ne fallait pas écrire l’histoire-science et surtout ne pas former des historiens qui risquaient de contester le récit officiel raconté par des acteurs non incarnés louant l’abnégation du héros anonyme, mort pour la Nation libérée par l’Armée issue du Peuple. Le grand Récit National, écrit par des anonymes pour des anonymes, ne supporte pas l’hétérogénéité, la diversité, voire les divergences, imposant sa logique homogénéisante et unitaire et refoulant tout ce que la mémoire collective porte comme blessures et cicatrices des conflits et des luttes fratricides. L’histoire officielle n’est pas l’histoire des sciences sociales ; elle est épopée mythique, elle est mystique de la commémoration donnant plus d’importance au passé qu’au présent, marquant plus de respect pour les morts que leurs descendants en vie. L’histoire officielle est un montage, un artefact qui sert de ressource de légitimation aux régimes autoritaires qui trouvent plus commode de gérer la cité des morts que celle des vivants. Ces derniers contestent, ils expriment des opinions contraires et contradictoires, ils demandent à l’État des comptes et cherchent à avoir un droit de regard sur la gestion des ressources publiques, ce qui, pour un dirigeant algérien, est de la subversion et une menace pour la souveraineté du peuple. Les morts – pourtant tous des héros – ne demandent pas tant. Ils souhaitent seulement que l’on se souvienne d’eux deux fois l’an : le 1er novembre, date du début de l’insurrection, et le 5 juillet, date de l’Indépendance.

Même s’il a du respect pour le passé, l’intellectuel ne peut accepter la forme aseptisée de l’histoire qui évacue l’essentiel : le conflit. L’idéologie politique de l’État algérien est construite autour de la négation du conflit politique, c’est-à-dire sur la négation de la notion constitutive de la vie en commun. Nié, le conflit ne continue pas moins de « travailler » la société algérienne, à l’instar des autres sociétés. Avec cette différence, qu’en Algérie, il n’existe pas d’institutions officielles pour le véhiculer en vue de sa résolution. Le conflit, quant il apparaît, se résout en dehors des instances officielles, obéissant au rapport de force brute ou physique. Les événements tragiques actuels peuvent trouver un début d’explication dans l’incapacité des institutions à capter les demandes de la population et à les traduire sous forme de participation politique au champ de l’État. En Algérie, l’État n’est pas arbitre, il est partie prenante du conflit. D’où les luttes exacerbées pour les postes dans l’administration de l’État d’où sont puisées les ressources pour satisfaire l’orgueil personnel et humilier ses adversaires dès que l’occasion se présente.

Dans cette perspective, l’intellectuel n’a pas sa place dans un tel champ politico-social, car il est un personnage appartenant à la problématique conflictuelle, agissant sur les conflits sur la base de la Raison – ou plutôt ce que le sens commun appelle Raison – par laquelle il essaye de convaincre le maximum de personnes qui constitueront son public, ce qui lui donne une force de frappe médiatique que les hommes politiques, avides de soutien, ne négligent pas. Dans une société rendue aphone par un État qui s’est donné pour mission de la mener vers le bonheur, l’intellectuel ne regarde pas autour de lui, il regarde « en haut », vers les sphères du pouvoir où il recherche une reconnaissance qu’il n’obtiendra que s’il accepte de véhiculer le discours officiel et prêcher la bonne parole. Il ne s’agit pas de se constituer un public – les conditions politiques ne le permettent pas – il s’agit de plaire au Prince dans la tradition maghrébine du « meâàah » chantant la gloire de la dynastie dont il est l’obligé. Coller à l’État, répéter son discours, bâtir les mythes, voilà la ligne de conduite des intellectuels jusqu’aux années quatre-vingt, Jusqu’aux émeutes d’octobre 1988 qui leur ont montré que la coupure avec la société était profonde et que l’Etat démiurge n’est qu’un mythe parmi tant d’autres.

Le régime a refusé toute autonomie à quelque secteur que ce soit de la société, à l’exception de la sphère religieuse devenue par la force des choses le réceptacle des demandes sociales qui ne trouvaient nulle part ailleurs un lieu d’expression. Il ne s’agit pas d’accabler le régime de tous les maux- Sa responsabilité réside dans le fait qu’il n’a pas su apporter les réponses nécessaires aux contradictions idéologiques de la société qui avait perdu sa vitalité bien avant la colonisation – d’où le concept de colonisabilité cher à Malek Bennabi – et qui a figé sa culture sous la colonisation- À l’Indépendance, il aurait fallu que le mouvement national continue d’être révolutionnaire, c’est-à-dire de prendre la mesure des « déficits » idéologiques et culturels pour se fixer des tâches d’édification dans une perspective historique. Or le mouvement de libération nationale a cessé d’être progressiste et révolutionnaire dès l’Indépendance, malgré le discours, obnubilé par l’exercice du pouvoir dont la jouissance était obsessionnelle, tournant souvent à la mise en scène théâtrale. Le pouvoir pour le pouvoir : l’Algérie était et est encore dans une situation pré-hobbesienne.

Cette critique à l’endroit du mouvement national de libération est peut-être un effet de décalage de génération. Compte tenu de mon âge, l’Indépendance est « un fait normal », alors que pour mon père elle est la réalisation d’un idéal. Pour moi, l’idéal est autre chose : c’est l’État de droit, la démocratie, la citoyenneté… Subjectivement ou objectivement – je ne saurais faire la différence – la génération de mon père a échoué. Le maigre acquis en matière de souveraineté nationale obtenu après tant de sacrifices a été érodé par la mondialisation qui a annihilé l’autonomie de la décision en matière politique et économique. L’attrait qu’exercé la France sur la jeunesse – dont une grande partie aspire à acquérir la nationalité que leurs parents ont refusée – signifie que trente ans après, la France a vaincu le FLN sur le terrain idéologique et culturel.

Pire encore, l’Algérie semble revenir à la situation pré-coloniale où les deux seuls personnages qui jouissent de l’autorité sont le soldat et le marabout. Or l’État moderne ne se construit ni sur l’un ni sur l’autre. Il est construit par une élite civile enracinée dans sa société et ouverte aux vents du large, animé par des fonctionnaires dont la compétence est source de respect et garantie de neutralité. L’État moderne n’est ni l’expression de la mystique nationaliste du militaire, ni celle de l’aliénation religieuse du fanatique. Il est avant tout une construction politico-juridique organisant ia vie sociale publique et privée de telle manière que la règle juridique remplace l’usage de la force dans le lien social. À cet effet, quand l’État se construit, les intellectuels poussent comme des champignons parce que la règle juridique est une construction intellectuelle à usage social consensuel. Sans le juriste qui fait techniquement la loi, sans le philosophe qui la pense en lui donnant un fondement conceptuel, sans le sociologue qui en mesure l’efficacité et la nécessité, etc., il n’y a pas d’État. II est singulier que l’on ne puisse pas citer un seul nom de philosophe algérien connu, qu’il soit arabophone ou francophone. Cette absence stridente de la philosophie est symptomatique de l’échec en matière culturelle et universitaire car c’est à l’ombre de la philosophie que les sciences sociales se développent.

Cette introduction se référant aux limites idéologiques du mouvement national est nécessaire pour situer le cadre historique et politique de ce que l’on peut appeler l’intellectuel en Algérie. Il y a, à l’évidence, des intellectuels, évoluant dans leurs contextes et marqués par leur histoire qui a imposé deux figures d’intellectuel en Algérie : l’arabophone et le francophone.

La compétition entre francophones et arabophones

La situation de l’intellectuel en Algérie présente des particularités liées à l’histoire du pays et aux conditions à travers lesquelles la société a été insérée dans le processus de modernisation et a été confrontée à la modernité politique. Profondément déstructurée par une colonisation de peuplement qui a duré plus d’un siècle, l’Algérie a eu à affronter au lendemain de son indépendance des problèmes culturels relatifs à l’identité nationale et des problèmes sociaux et économiques dont la solution réside dans le développement. Cette accumulation de problèmes de différents ordres s’est traduite dans la structure de son élite, dont une fraction est francophone et plus sensible au développement économique pour résoudre la question sociale (chômage, analphabétisme, croissance démographique, malnutrition, etc.), et l’autre fraction, arabophone, préoccupée par l’affermissement de l’identité culturelle arabo-islamique [1]. Ces deux fractions de l’élite, traversant le mouvement national sous la colonisation et présentes dans l’État à l’Indépendance, ont toujours coexisté, liées par des compromis où les arrières-pensées chez les uns et les autres n’étaient pas absentes. Mais, paradoxalement, alors que l’Indépendance était censée les rapprocher et les fondre dans une nouvelle élite, elles les a encore plus éloignées et même dressées l’une contre l’autre [2].

D’un côté, les arabophones, culturellement plus proches du peuple, poursuivant l’utopie de faire revivre l’héritage culturel pré-colonial, et de l’autre côté, les francophones, plus attirés par les valeurs universelles, cherchant à opérer la greffe de la modernité par le biais de l’État, Divisée culturellement et idéologiquement, l’élite l’est aussi politiquement en raison des luttes pour le contrôle des postes dans l’appareil d’État, luttes dans lesquelles les intérêts matériels ne sont pas étrangers. L’État utilisait les francophones pour leurs compétences techniques, leur confiant des tâches de direction économique et de gestion administrative, et utilisaient les arabophones à des tâches d’orientation culturelle et idéologique : dans l’enseignement, le parti unique, les médias… Le clivage linguistique traverse tous les appareils d’État, y compris l’armée, mais tend à s’effacer au sommet, probablement en raison de la solidarité de corps entre les responsables. Un pouvoir illégitime dépend de sa cohésion au sommet de l’État.

Mais l’élite arabophone, à l’inverse des francophones, ne se limite pas à sa fraction servant dans les appareils centraux de l’État. Elle est aussi fortement présente dans la société où elle se pare du discours religieux dans lequel se reconnaît le petit peuple. Intervenant très souvent à la télévision, les intellectuels arabophones y défendent les valeurs sociales à partir de la morale religieuse et y défendent ce que le discours politique appelle en Algérie les constantes nationales (ettawabii d watania) qui sont principalement au nombre de deux : la langue arabe et l’islam. Ce discours trouve son prolongement à la mosquée où, au fil des ans, il glissera, d’une part, vers une revendication identitaire et, d’autre part, vers une contestation du pouvoir du point de vue moral.

Avec l’effondrement de l’économie administrée, supposée à l’origine fournir une légitimité au pouvoir, l’élite francophone s’est trouvée doublement disqualifiée du fait qu’elle s’était longtemps identifiée au discours économique de l’État, lui apportant la caution scientifique. En effet, les économistes universitaires, dans leur majorité francophones, organisaient des colloques et écrivaient des articles et des thèses qui montraient le fondement scientifique de la « voie non capitaliste de développement, du socialisme, du système de prix administrés et des industries industrialisantes ». À l’inverse, l’élite arabophone, qui s’est désintéressée des problèmes sociaux du développement, ne se sent pas concernée par l’échec économique et recueille les fruits de son discours culturel. Cette position lui permet de glisser dans l’opposition et de se poser comme émanation idéologique de la société contre le pouvoir, accusé d’être détenu par des francophones appelés hizbfrança (parti de la France). En schématisant, le francophone serait un intellectuel organique s’identifiant à l’État dont il voudrait qu’il soit l’instrument de la modernisation et des transformations sociales, et î’arabophone, s’appuyant sur le discours religieux, un dissident qui estime que cet État ne correspond ni dans la forme ni dans le fond au patrimoine culturel de la société dont il prétend être l’émanation politique.

Dans les années soixante et soixante-dix, l’intellectuel algérien croyait avec naïveté faire œuvre utile en s’engageant dans la mission de transformation de la société à partir de l’État, conçu comme lieu d’élaboration de la planification et de la maîtrise du marché dont il fallait modifier les logiques pour qu’elles obéissent à la finalité du développement économique. Ce faisant, il ne se posait pas de questions sur l’Etat, son contenu idéologico-politique, ses représentants et leurs visions, le fondement de son autorité, ou encore les mécanismes de légitimation, etc. Il était supposé servir la collectivité, et en premier lieu les plus démunis. La naïveté de l’intellectuel à cette époque est qu’il croyait qu’il suffisait qu’un slogan soit formulé par le dirigeant pour que la réalité suive, ne se rendant pas compte que la production du slogan participait d’une duplicité où le verbe seul devait être révolutionnaire. Les profondes aspirations de la population au changement, à la modernité, à la participation au champ de l’État… étaient neutralisées par le discours du chef charismatique dont la présence rendait inutile l’institutionnalisation du pouvoir. La nation devait s’incarner dans le leader qui refusait que la société soit traversée par des conflits politiques, ce qui aurait supposé qu’il soit soutenu au mieux – par une majorité et non par l’unanimité. Le chef charismatique ne veut pas dépendre de sa majorité ; il cherche à parler au nom de tous, au nom de la collectivité unanime qui affirme son unité dans le Tout qu’il représente. Aussi, le conflit n’a pas sa place dans cet ordonnancement du système politique. Le conflit, en Algérie, ne pouvait opposer que des Algériens patriotes à des étrangers cherchant à détruire le pays ou à des traîtres qui en seraient les laquais et les relais internes. De là, toute velléité à émettre des doutes sur la politique gouvernementale, toute aspiration à contrôler les dirigeants, voire à les choisir, tout débat public où se seraient exprimées des divergences d’appréciations, d’idées… étaient considérés comme des tentatives de déstabilisation du projet de développement menées à partir de l’étranger. Certes, il y a eu quelques intellectuels qui, de l’extérieur, tentaient d’attirer l’attention sur le danger d’une telle perspective ; d’autres encore, mesurant le risque de contrarier le discours dominant, préféraient garder le silence, supportant l’amertume de l’exil intérieur pour échapper à l’anathème. Mais la majorité des intellectuels – principalement les universitaires francophones – ont cru à la magie du verbe qui fait que la réalité ne lui résiste pas, dès lors qu’il a été prononcé par le chef, ou couché sur les ordonnances sur lesquelles est apposée sa signature, les armoiries de l’État faisant foi.

L’intellectuel algérien, principalement l’universitaire, s’est intéressé plus à l’État, plutôt à ses discours et à ses projets, qu’à la société. Les travaux dans les années soixante et soixante-dix, les thèses notamment, portaient sur la volonté des dirigeants plutôt que sur la société et les pratiques sociales. Il s’agissait non pas d’analyser la société existante mais de la remplacer par une nouvelle maîtrisant la modernité et dans laquelle le conflit laisserait place à l’harmonie entre les classes différenciées uniquement par une division fonctionnelle du travail, consolidant aussi la symbiose entre le peuple et son État.

Entre-temps, la croissance démographique s’amplifiait, la logique rentière prenait le pas sur celle du surproduit, la productivité du travail s’affaissait, le logement se raréfiait, la corruption se généralisait, l’irresponsabilité dans les entreprises d’État et dans l’administration s’installait, bref le lien social se délitait. À la mort de Boumédiène qui, par ses discours de chef charismatique, maintenait l’illusion de l’État démiurge, les intellectuels commençaient à avoir un autre regard sur la société, sur l’État et sur eux-mêmes, ayant le sentiment d’avoir été réveillés par une réalité qu’ils ne soupçonnaient pas, comme s’ils avaient été hypnotisés deux décennies durant. Les années quatre-vingt, c’était la critique du tiers-mondisme, du tout-État, de la planification et le retour des notions de vérité des prix, de société civile, de droits de l’homme, etc. C’était aussi les premiers maquis islamistes (en 1986-87) et les émeutes (1980 : Tizi-Ouzou ; 1982 ; Oran ; 1986 : Sétif ;1988 : à l’échelle nationale). Cette fracture entre l’État et entre différents groupes sociaux à l’intérieur même de cette population, qui s’annonçait déjà dans les années quatre-vingt, les intellectuels ne l’ont pas vue, jusqu’à ce que la haine et le meurtre se répandent dans la Cité.

Ceci est une une auto-critique collective et certains la jugeront sévère, mais le fait est là : l’universitaire était à ce point coupé de sa société qu’il ne percevait pas les tendances lourdes qui la « travaillaient », notamment l’islamisme, que nous qualifiions d’épiphénomène appartenant à la superstucture, et donc condammé à dépérir avec les représentations culturelles qui lui servaient de support. Il suffisait d’inaugurer des usines clés-en-mains, payées par la rente pétrolière, pour que la nouvelle superstructure suive. Mais non seulement la superstucture nouvelle n’avait pas suivi, mais l’usine cîés-en-mains devenait bientôt un fardeau pour le budget de l’État, et allait contribuer, par l’inflation, à aggraver la conflictualité dans les rapports marchands. Tout comme le sociologue croyait en la magie du verbe, l’économiste croyait en celle du signe monétaire, confondant contenant et contenu. Pour satisfaire les besoins sociaux de la population, il suffisait d’émettre de la monnaie, non en fonction de la production mais en fonction de la demande. Ailleurs, la richesse est créée ; en Algérie, elle est imprimée. Quelques années après, les lois de l’économie se sont vengées : marché noir, chômage, bidonvilles… Elles se sont vengées sur les plus démunis comme il fallait s’y attendre, mais elles ont aussi récompensé les nantis en augmentant leurs fortunes colossales, bâties sur la spéculation et la corruption.

Cette rupture avec l’environnement social allait fragiliser encore plus l’universitaire dont la production n’avait pas de public, et qui, par conséquent, allait dépendre encore plus du pouvoir d’État qui a fait de lui son allié, plutôt son thuriféraire. La dimension critique du travail universitaire se défoulait sur des mécanismes impersonnels – l’impérialisme, les rapports sociaux de production… – et autres notions désincarnées qui relèvent plus du nominalisme verbal que de l’analyse de faits sociaux rapportés à des situations concrètes où seraient impliqués des individus en chair et en os. Le système social apparaissait dans la production universitaire comme surdéterminé par des forces extérieures que seule la volonté collective pouvait contrarier, diluant la responsabilité des agents sociaux, présentés comme ayant une potentialité de rupture – ou de conservatisme – à partir de motivations politico-psychologiques : le patriote versus le traître, l’altruiste versus l’égoïste…

C’est ce hiatus entre l’objet imaginaire de l’universitaire et l’objet réel de recherche (la société et les pratiques sociales par lesquelles elle se reproduit) qui explique l’isolement de l’intellectuel dans la Cité, isolement aggravé par le fait qu’il n’existait pas dans le système du parti unique de sanction électorale ni de débat public qui l’auraient incité à s’autonomiser par rapport aux appareils d’Etat. Dans ces conditions, est- il étonnant que la contestation soit venue des mosquées, portée par des imams-enseignants, dont le discours critique à l’endroit des dirigeants condamnait la corruption ? Le petit peuple y a tout de suite adhéré parce qu’il se sentait concerné. La dégradation des conditions de vie était perçue comme la conséquence de la corruption. Chez l’homme de la rue, la richesse est créée par la nature ou par Dieu qui en fixe généreusement la quantité afin que chacun puisse vivre dans la décence. Or la corruption contrarie ce plan bienfaiteur et entraîne des désordres dans la répartition qui font que les uns s’enrichissent au détriment des autres.

Les imams -enseignants [3]

L’élite arabophone s’est considérablement élargie à la faveur de l’arabisation de l’enseignement et de sa démocratisation. Composée en majorité d’enseignants, cette élite s’est rapprochée de la population dans les années quatre-vingts par l’animation de causeries religieuses dans les mosquées de quartiers. En dehors de ses heures de cours, renseignant fréquente la mosquée, dirige la prière du soir et souvent commente le Coran après cette prière, en faisant des références à l’actualité, interpellant là conscience des croyants et la responsabilité des dirigeants. Ces enseignants, imams volontaires, présentaient la particularité d’êtres jeunes (âgés entre 25 et 40 ans), n’avaient pas suivi la filière traditonnelle d’apprentissage du Coran, ne vivaient pas de la générosité des habitants du quartier ([4]), et étaient virulents dans leurs prêches dans une perspective subversive, Leur impact et leur autorité sur le milieu de leur quartier de résidence provenaient de la forme religieuse de leur discours et de son contenu agressif vis-à-vis du pouvoir et « de ses alliés occidentaux qui cherchaient, selon eux, à ébranler l’éthique islamiste à travers la libéralisation des mœurs, et notamment à travers l’émancipation de la femme ». Ce qui était donc nouveau, c’est que ces critiques morales étaient exprimées par de jeunes gens, alors que par le passé, elles l’étaient par des personnes âgées, soucieuses du respect de la tradition. Ce même discours moralisateur des anciens oulémas est désormais proféré sur un ton menaçant, vigoureux et agressif, avec une finalité politique, et est porté par de jeunes hommes dont la profession est enseignant, médecin, ingénieur, technicien… : Ali Belhadj est professeur d’enseignement moyen, Abdelkader Hachani est technicien supérieur en hydrocarbures, d’autres encore qui n’avaient pas connu la célébrité au niveau national, mais qui étaient toutefois populaires dans leurs quartiers. En dehors de leurs activités professionnelles, ils dirigeaient la prière du soir dans des mosquées de quartiers et animaient des causeries sur des thèmes sociaux (la femme, la justice, l’honnêteté du fonctionnaire…) dans un langage qui avait attiré à eux des foules nombreuses. Ils avaient bâti leur célébrité sur un discours agressif envers le pouvoir et basé sur la norme religieuse. Ils ont ensuite transcendé leur statut de clerc pour devenir des hommes politiques qui, à l’aide des foules qui les suivaient, cherchaient à conquérir le pouvoir d’État, afin, précisaient-ils, de le faire obéir à la morale. L’imam occasionnel qui captait l’intérêt des croyants venus l’écouter le soir à la mosquée du quartier était un fonctionnaire, soit ousted (professeur) dans un lycée ou une université, soit hakim (médecin) dans un l’hôpital, soit encore mouhandess (technicien, ingénieur) dans une entreprise d’État. Il n’appartenait donc pas à une catégorie déclassée, ne tirait pas son revenu du secteur informel et ne vivait pas de la solidarité du quartier. Cet imam appartenait aux couches sociales privilégiées, possédait un logement, une voiture, disposait d’un traitement de fonctionnaire qui le mettait à l’abri du besoin. L’autorité que lui conférait la fonction d’imam était renforcée par le statut social qui l’identifiait aux cadres francophones dont la prétention, aux yeux des fidèles de la mosquée, est de monopoliser la modernité sociale.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, ces imams-enseignants étaient devenus des phénomènes de société. Invités aux funérailles et aux cérémonies religieuses des mariages, Us prêchaient la bonne parole, enregistrée sur des cassettes, réécoutée et commentée en famille. Quand cette élite née de l’Indépendance s’est intéressée à la vie publique, au lien social, à l’Etat, elle est devenue un acteur politique que le pouvoir a sous-estime au départ parce qu’il espérait la récupérer le moment venu.

Entrés en dissidence vers la fin des années 1980, les imams-enseignants se présentent comme des intellectuels contestataires, prêchant la parole divine, appelant à la solidarité et à la justice sociale, condamnant la corruption et la libéralisation des mœurs, dénonçant les atteintes à la religion. Si l’on définit l’intellectuel comme un individu dont la parole portant sur des valeurs sociales a un écho auprès d’un public, ces imams – enseignants sont des intellectuels. Mais ils le sont dans une société où l’autonomie du politique ne s’est pas affirmée, où la religion ne s’est pas sécularisée, où l’individu ne s’est pas libéré de l’imaginaire communautaire qui l’emprisonne et qui lui refuse la liberté politique. Les imams intellectuels ont un public dans une société où l’opinion publique n’existe pas, si l’on entend par opinion publique cet acteur politique qui change les majorités parlementaires et les gouvernements régulièrement. Les imams intellectuels sont contestataires mais ne sont pas critiques, car la conscience critique des pratiques sociales est refoulée par l’idéologie religieuse dont ils sont porteurs. C’est pourquoi Us ne critiquent pas les fondements du pouvoir à travers l’unicité du parti et la suprématie de l’armée dans les institutions. Ils contestent uniquement les hommes qui ont en charge ces institutions et se proposent de les remplacer. Ils ne critiquent pas non plus la société dans une perspective de modifier le lien social ; ils lui reprochent uniquement de s’être écartée de Dieu, et ils se proposent de l’en rapprocher. L’imam-enseignant est un intellectuel contestataire qui cherche à être un intellectuel organique du pouvoir pour lequel il milite.

Où en est l’Algérie aujourd’hui ? Les imams-enseignants ont-ils toujours le même impact après huit années de violence meurtrière ? Il semblerait que la dynamique sanglante a diminué l’impact du discours religieux dans la population et a renforcé dans des pans entiers de la population un désir de séparation de la religion de la politique. Mais l’héritage est lourd à assumer de part et d’autre. La méfiance, parfois la haine, marque le comportement des Algériens qui ont perdu, entre autres, les illusions unanimistes. Paradoxalement, l’Algérie est aujourd’hui plus mûre pour la construction d’un État qu’il y a trente ans, car l’État procède de la nécessité de réguler les divergences reconnues publiquement. Et c’est aujourd’hui plus que jamais qu’elle a besoin d’intellectuels. Si cette fois-ci ils manquent le rendez-vous, Ils n’auront pas la circonstance atténuante des limites idéologiques du mouvement national.

Notes

 

[1] Ceci est une tendance générale,Il y a évidemment des intellectuels arabophones qui donnent plus d’importance à la question sociale qu’à la question identitaire

[2] Le bilinguisme aurait pu dépasser ce clivage mais il a été écarté dès l’Indépendance au niveau des options officielles

[3] Je reprends dans cette section des éléments que j’ai développés dans « Algeria and thé dual image of the intollectual »,J. Jennings and A. Kemp-Welch (sous la dix. de), Intellectuals in Politics. From the Dreyfus Affair to Salman Rushdie, London and New York, Routledge, 1997,

[4] En milieu urbain sous la colonisation, l’imam de la mosquée vivait de la charité du voisinage.

Par Lahouari ADDI

Professeur en Sociologie politique à l’IEP de Lyon

In P. Fritsch, Implications et engagement en hommage à Philippe Lucas, PUL, 2000

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  • Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale
  • La compétition entre francophones et arabophones
  • Les imams -enseignants [3]

Si Boumediene avait eu au moins la culture économique de Mouloud Hamrouche » !

Problématique de la société civile en Algérie Quelques éléments théoriques et historiques par Lahouari AddiProfesseur de sociologie à l’Institut d’Etudes de Lyon Professeur invité à UCLA, Californie, USA



Lahouari Addi tente, dans ce texte transmis à l’université d’été du CNES, d’aller avec brio au-delà des idées reçues. Pour lui, la crise algérienne n’est pas seulement une crise du système. Elle est autrement plus vaste.

L’enseignant universitaire est devenu en quelques années un employé paupérisé, alors qu’ailleurs, aux USA, en Europe, au Japon, il est une autorité sociale. En Algérie, c’est à peine un petit fonctionnaire luttant pour survivre dans une société où il n’est plus un modèle pour les jeunes, dans une société où l’échelle de valeurs a été bouleversée. L’Université est le lieu de production des connaissances, le lieu où s’élaborent des théories scientifiques dont a besoin la société civile. Si l’Université est dans la léthargie, cela voudrait dire que la société civile n’en est pas une. C’est là une bonne transition puisque vous m’avez demandé de parler de la société civile en Algérie et je dois dire que c’est un thème d’actualité et extrêmement opportun pour une réflexion globale sur la situation du pays, en considérant les transformations socio-historiques des cinquante dernières années et en pensant à l’avenir prévisible. La réussite (ou l’échec) de notre pays à construire la modernité sera évaluée sur le critère d’élaboration de la société civile. Une telle affirmation, lourde de sens, nécessite une approche théorique qui mobilisera l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’économie politique et la philosophie.

LA CRISE DE LA SOCIETE ALGERIENNE

Auparavant, je voudrais faire une remarque d’ordre méthodologique relative au ton critique que je vais utiliser par rapport à l’expérience algérienne. La sociologie est une science critique et, à ce titre, sa vocation est de faire prendre conscience du caractère social des institutions et des représentations, surtout lorsqu’elles se cristallisent, s’ossifient et perdent leur vitalité et leur pertinence. A cet effet, critiquer l’archaïsme de la société algérienne, ce n’est pas dénigrer les Algériens, mais plutôt attirer l’attention sur des schémas culturels hérités du passé et ne véhiculant plus l’humanisme qui était le leur à une époque où ils étaient en harmonie avec l’environnement. La sociologie n’est pas un discours idéologique ou apologétique; elle est une analyse des pratiques sociales dans leur historicité et leurs contradictions. Par pratiques sociales, j’entends l’interaction entre les hommes dans la vie de tous les jours, à travers les institutions que sont les entreprises, les administrations, l’école, l’université, les hôpitaux, la famille, l’Etat, le voisinage, les associations, etc. Toutes ces interactions se fondent sur des représentations qui leur donnent leur légitimité et leur pertinence. Or la colonisation, puis la modernité à laquelle nous avons aspiré, ont détruit les structures sociales antérieures et ont libéré des forces que nous semblons incapables de maîtriser. Chacun de nous, pauvre ou riche, exprime un malaise, en ayant le sentiment que la « vie normale » se déroule ailleurs. Cet ailleurs mythique, source de frustrations individuelles et collectives, est l’expression de notre incapacité à nous organiser pour profiter des vastes potentialités humaines et naturelles du pays. L’Algérien vit un malaise profond, dont les causes sont objectives, renvoyant à la crise profonde et globale du lien social, perceptible dans la violence politique, et aussi dans les formes brutales des rapports entre individus dans la rue, dans l’entreprise, entre fonctionnaires et administrés, dans les familles, entre frères, entre frères et soeurs, bref une crise dont l’origine est à rechercher dans la formation des classes sociales et la naissance de l’individu. Elle marque le passage d’une forme de sociabilité à une autre, une sociabilité incarnée jadis par l’oncle généreux et le voisin solidaire à une sociabilité désincarnée, asséchée, et qui ne répond qu’à l’injonction du dinar. C’est le dinar qui aujourd’hui remplace l’affabilité de l’oncle, la générosité du cousin, la disponibilité du voisin et la solidarité des gens anonymes. Ceci indique que la société civile est en cours de formation et que l’individu mesure désormais son effort sur le critère monétaire qui structure le lien social sur le donnant-donnant et « les eaux glacées du calcul au comptant ». La crise provient de ce que le nouvel ordre social se construit dans l’anarchie, dans le rapport de force et dans la brutalité, sans que les individus aient conscience de ce qui leur arrive. On se plaint de ce que Kada a changé, ou que Belaïd a perdu le sens des valeurs ou que Réda n’a rien de son père. Certains disent que Dieu a été oublié. Pourtant, les mosquées sont aussi pleines que par le passé.

Sans nier l’intérêt individuel, la société traditionnelle, celle de la génération de nos parents et grands-parents, a toujours su canaliser l’appétit pour les richesses matérielles par les valeurs morales, le sens de l’honneur, le nif, etc. Aujourd’hui, l’échange monétaire, l’urbanisation et le salariat ont libéré les logiques de l’intérêt individuel. La famille élargie (�’ayla) où cohabitaient trois, voire quatre, générations s’est désintégrée pour laisser apparaître des espaces domestiques limités au père, à la mère et aux enfants. Si ce n’est pas le cas, faute de logement ou de travail, c’est une tendance lourde portée par les aspirations des jeunes générations. L’évolution de la structuration morphologique, malgré des résistances bien réelles, est portée par un individualisme imposé par les formes d’organisation des sociétés occidentales : appartement pour famille conjugale, salariat, voiture, etc. Important cette morphologie, sans qu’elle n’ait le choix, l’Algérie n’a pas mis en place les institutions et le droit qui vont avec. Les intérêts individuels en compétition pour les biens rares et pour les capitaux symboliques ne fondent une société que si un espace public se forme pour humaniser, un tant soit peu, les rapports sociaux. Il y a un besoin d’espace public où les intérêts privés acceptent un compromis pour protéger la substance humaine de la société. Concept sociologique, celle-ci signifie autre chose qu’une collection d’individus se disputant les biens rares arrachés comme butins de guerre et consommés dans les espaces domestiques. L’Algérie est-elle une société ou une juxtaposition d’espaces domestiques en concurrence pour les biens de subsistance ? L’exacerbation des antagonismes entre les intérêts privés impose la formation d’un espace public où l’individu n’est pas un moyen mais une fin. C’est ce passage vers la sphère publique que l’Algérie peine à réaliser. Il y a un paradoxe illustré par le contraste entre la propreté des espaces domestiques et la saleté des lieux communs dans les immeubles et dans les rues. Les intérieurs des appartements sont propres et la mère de famille n’épargne aucun effort pour rendre agréable la convivialité domestique. Cet exemple indique qu’il n’y a pas de sphère publique, non pas dans le sens spatial mais dans les sens culturel et politico-juridique. La sphère publique n’est pas la rue ou la place centrale de la ville; elle est le lieu de sociabilité pacifiée où l’individu, en dehors de l’espace familial, établit des rapports mutuels de respect basés sur le contrat. Elle est conflictuelle, mais ses conflits sont arbitrés par la règle juridique s’appliquant à tous. Elle est le lieu où se manifeste publiquement la société civile dans ses rapports à l’Etat et dans ses activités économiques et culturelles. Société civile et sphère publique sont des notions consubstantielles et la forme élaborée de l’une renvoie au développement de l’autre. Dès lors que les conditions de l’auto-subsistance ont été détruites, les individus se procurent la subsistance en dehors des espaces domestiques, dans un contexte de rareté de biens fournis essentiellement par le marché mondial. Interface entre les familles algériennes et le marché international, l’Etat est pris d’assaut par les réseaux de corruption que favorise la structure néo-patrimoniale du régime dans laquelle des castes sont au-dessus des lois. Détenir une position dans l’appareil de l’Etat, particulièrement dans l’armée, la douane ou le service des impôts, c’est s’assurer une place stratégique dans le mécanisme de l’économie de rente. La corruption n’est pas propre à la culture algérienne; elle est une tendance naturelle dans les sociétés individualistes, que la modernité a neutralisée par l’autonomie de la justice et la liberté de la presse. Dans l’économie rentière, ce qui est consommé par une famille est retiré à une autre, selon le modèle du jeu à somme nulle. C’est ce qui explique la corruption à tous les niveaux de l’Etat et aussi la dureté des rapports dans la vie quotidienne marqués par la jalousie, avec ce sentiment que le voisin ou le collègue de travail a pris la part qui ne lui était pas due.

Dépendantes de l’Etat, à travers les prix des biens alimentaires importés, les couches sociales pauvres se mettent à rêver d’un Prince juste qui limitera les libertés pour donner équitablement à chacun sa part. La popularité des islamistes a trouvé son origine dans cette structure distributive des richesses financées par la rente énergétique, et exprime par ailleurs le niveau de dépendance de la société par rapport à l’Etat. Après leur défaite politique, les islamistes ont compris que l’argent est aussi important que le pouvoir d’Etat. Ils se sont lancés dans le commerce pour accumuler des richesses qui leur permettront à terme de s’imposer à l’Etat. Mais les revendications politiques d’un homme riche et d’un homme pauvre sont différentes, et il y a lieu de croire, ou d’espérer, que l’islamisme évoluera dans le temps vers une forme de social-démocratie que la Turquie est en train d’inventer. Cependant, accumuler le capital monétaire par le commerce ou par le travail créateur de valeur ne donne pas le même poids politique face à l’Etat. La notion de société civile renvoie à l’autonomie des acteurs économiques par rapport à l’autorité politique. Si les activités de ces derniers sont à dominante commerciale et spéculative, l’Etat continuera à les dominer; si, à l’inverse, les acteurs économiques tirent leurs revenus du travail créateur de richesses, ils soumettront l’Etat aux lois de cette création de richesses. En un mot, une économie rentière a peu de chance de donner naissance à une société civile où le pouvoir économique se sera émancipé du pouvoir politique.

Cette règle est confirmée par l’expérience historique des sociétés civiles occidentales, expérience qui montre en outre que le développement économique suppose que l’autorité soit publique et institutionnalisée et que le pouvoir soit séparé en branches exécutive, législative et judiciaire. C’est à ce prix que les Occidentaux sont sortis de l’état de nature de Hobbes pour construire l’espace public de l’Etat de droit. Avant de voir si l’Algérie a les moyens de cette évolution, rappelons les éléments historiques et théoriques de l’expérience occidentale.

ELEMENTS HISTORIQUES ET THEORIQUES
DE L’EXPERIENCE OCCIDENTALE

La société civile est un vieux concept de la philosophie politique occidentale, dont l’origine remonte à Marsile de Padoue (XIIIème siècle), repris ensuite par Locke, les philosophes écossais (Adam Fergusson et Adam Smith), Hegel, Marx et enfin Gramsci. Sa signification renvoie à l’idée d’autonomie des sujets vis-à-vis du pouvoir central. Cette architecture a commencé en Angleterre où l’aristocratie a très tôt limité l’absolutisme royal. Elle s’est approfondie avec l’apparition de la bourgeoisie qui accumulait des biens en dehors des rapports d’allégeance au Roi. Sa richesse ne reposait pas sur un titre de propriété délivré par le Prince; elle reposait sur le commerce et sur l’exploitation du travail dans les manufactures. Devenue, en deux siècles, une puissance sociale, la bourgeoisie a demandé l’institutionnalisation des rapports d’autorité, la fin de l’arbitraire, la protection de la concurrence, le tout garanti par l’indépendance de la justice. La division des pouvoirs – exécutif, législatif, judiciaire – et son inscription dans le champ politique a été au fondement de l’institutionnalisation du pouvoir. Le mouvement ouvrier s’est inscrit, au XIXème siècle, dans cette dynamique, en l’approfondissant, en arrachant d’abord les libertés syndicales et en se dotant aussi de partis révolutionnaires pour s’opposer à l’hégémonie de la bourgeoisie triomphante.

La genèse historique de la société civile a connu différentes étapes, mais il est aisé d’en saisir le fil conducteur et la dynamique sociopolitique qui a restructuré les rapports d’autorité dans une période de formation de classes sociales et d’accumulation du capital, accumulation que gênait le caractère privé du pouvoir des monarchies de droit divin. Les acteurs de la société civile naissante étaient porteurs d’un projet politique structuré autour du caractère public de l’autorité, jetant les fondements de l’Etat, expression de la rationalité politique véhiculée par la société civile. L’Etat devient le champ des rapports politico-juridiques qui permettent à la société civile de se reproduire dans son autonomie. Quand la société civile s’organise politiquement, elle crée un Etat de droit dans lequel la règle juridique est impartiale et universelle du point de vue formel.

Il ne faut pas oublier, cependant, que toute cette architecture repose sur un rapport de forces dans lequel le pouvoir politique ne contrôle plus le mécanisme de création de richesses. A l’inverse de l’aristocratie pour qui le pouvoir est une fin en soi et une source de richesses, la bourgeoisie a une conception instrumentale du pouvoir, dont la finalité est de gérer l’espace public sans gêner l’accumulation du capital. Elle est plus attirée par le profit qui, à terme, lui a donné une puissance économique en dehors du champ de l’Etat. Dans l’ordre social nouveau, le sommet de la hiérarchie est occupé par le marchand, le détenteur du capital de qui dépend la prospérité du pays. En un mot, l’ossature de la société civile est la propriété privée que la bourgeoisie protège contre les tendances prédatrices et arbitraires du pouvoir politique, et le travail créateur de richesses sur lesquelles se reproduisent toutes les classes de la société, en premier lieu les gouvernants.

J’ai évoqué l’aspect génétique de la société civile, en soulignant le rapport de forces d’où elle puise sa cohérence. Mais la société civile n’est pas que cela, c’est-à-dire une morphologie sociopolitique; elle est aussi, elle est surtout une vision intellectuelle du rapport au monde. Les transformations des sociétés européennes qui se sont traduites par le déclin des sociétés agraires féodales étaient accompagnées par un mouvement d’idées qui remettaient en cause la vieille philosophie médiévale marquée par le discours. Entre le XVIème siècle et le XVIIIème siècle, il va s’opérer en Europe une révolution intellectuelle qui va sceller le destin de l’humanité pour plusieurs siècles. Descartes va mettre fin à l’extériorité de l’homme par rapport au monde, en mettant fin à cette croyance antique selon laquelle l’homme est un animal doué de raison. Avec Descartes, l’homme est une conscience et un sujet capable de réordonner sa vision du monde à partir de lui-même et non pas de catégories supra-organiques dans lesquelles la métaphysique le dissolvait. Kant approfondira le sillon tracé par Descartes sur deux aspects qui intéressent directement notre thématique. Tout d’abord, il établira la distinction entre l’objectivité du monde et la subjectivité par laquelle l’individu le saisit. Cette distinction fondamentale va favoriser la conscience épistémique qui permettra la naissance des sciences sociales et humaines par lesquelles la société civile imposera sa légitimité intellectuelle. Ensuite, Kant forgera la notion décisive de sujet de droit qui sera à la société civile ce que l’atome est à la physique. La société civile n’est pas un corps organique avec une âme collective et un centre transcendant; elle est une collection d’individus que la nature a dotés de droits protégés par une puissance publique dont la mission est l’observation de la règle de droit, un droit prenant sa source dans la société elle-même. La société civile est donc aussi une représentation intellectuelle du lien social, vécu comme pratique et posé comme objet scientifique. La science reine de la société civile est, de ce point de vue, l’économie politique, conceptualisation rationnelle des flux des richesses matérielles. L’économie politique s’est construite sur deux idées : l’une, formulée par Adam Smith, selon laquelle le travail est la seule source de richesse; l’autre, par David Ricardo qui a expliqué que la rente est un revenu illégitime économiquement. Ces deux concepts de la problématique de l’économie politique correspondent à l’ossature de la société civile dont la sphère de la production et de l’échange est régulée par le taux de profit et le niveau du salaire. Il se forme sur cette base un système de prix interdépendants qui répartit les biens produits selon les lois du marché. La société civile s’organise économiquement sous forme de marché et politiquement sous forme d’Etat. Société civile, Marché, Etat sont les figures d’une même réalité historique, le lien social différencié, à l’intérieur duquel l’homme devient un agent historique comme il ne l’a jamais été auparavant. J’ai rappelé ces éléments historico-théoriques de la société civile en Occident pour élaborer une approche comparative avec une société non occidentale, l’Algérie. Il faut souligner que, dans cette perspective, la société civile est un phénomène historique occidental. C’est une forme d’organisation sociale qui se distingue par l’institutionnalisation du pouvoir et la juridicisation du lien social, par sa façon de créer des richesses à travers un système de prix régulé par la concurrence, et enfin par une vision du monde qui structure le lien social autour de l’individu, acteur historique, conscience et sujet de droit. Cette matrice politique, économique et culturelle, apparue d’abord en Occident, va dominer le monde en l’influençant et en lui imposant ses critères et ses normes qui vont produire le développement au Nord et le sous-développement au Sud. L’Algérie, à l’instar des pays du Sud, n’est ni traditionnelle ni tout à fait moderne. Les individus ont été libérés des liens d’allégeance aux groupements pré-étatiques comme les tribus et les confréries; ils ont été arrachés des formes d’auto-subsistance et s’approvisionnent désormais par le biais de l’échange monétaire.   La vision du monde d’il y a un siècle ne rend plus compte de la réalité environnante et le doute s’est emparé des esprits. Le temps s’est détraqué (fasd ezzaman) disait mon père. Ce qui manque à l’Algérie, c’est une élite qui accompagne les transformations sociales pour les faire aboutir en créant un Etat de droit où les rapports d’autorité obéissent à la règle juridique, en favorisant l’autonomie d’un pouvoir économique ancré dans la production de la valeur, et enfin en promouvant une culture scientifique pour libérer l’individu des anciens mythes. Ce sont là les dimensions politique, économique et culturelle auxquelles s’est heurtée l’Algérie handicapée par une élite dirigeante sans perspectives historiques.

LA DIMENSION POLITIQUE

L’Algérie a emprunté le nationalisme aux Européens en réaction à sa domination, et s’est organisée sous forme d’Etat-nation avec un pouvoir centralisé. Elle a importé une organisation administrative sans les contrepoids institutionnels qui équilibrent les rapports d’autorité. L’Etat-nation est la destruction de tous les pouvoirs locaux et de toutes les structures comme les autorités des villages, les ‘archs, les confréries religieuses, etc.

En l’absence de corps intermédiaires, comme l’a bien montré Alexis de Tocqueville, l’Etat-nation devient une machine administrative tentaculaire qui a en face d’elle une multitude d’individus inorganisés et sans capacité de se faire entendre par une bureaucratie inhumaine et fonctionnant pour elle-même. Dans le passé pré-colonial, l’Algérien n’avait pas de rapport avec le pouvoir central et ne dépendait pas de lui pour assurer sa sécurité, ou pour se déplacer ou pour se nourrir. Il n’avait pas besoin de déclarer la naissance de son fils, ni le décès de son grand-père, ou de demander une autorisation pour aller à la Mecque. Aujourd’hui, le citoyen dépend de l’Etat dans tous les aspects de la vie quotidienne. En réalité, il dépend du marché international, par la médiation de l’Etat, pour acquérir les biens alimentaires et autres produits manufacturiers dont l’acquisition est réglementée par le jeu de la parité de la monnaie nationale et les taxes douanières.

Le rapport à l’Etat est intense, et les attentes trop grandes et ceci est nouveau dans la société algérienne. Dans le passé, le pouvoir central existait à travers ses attributions symboliques, et il se manifestait par la levée des impôts quand les groupes sociaux étaient à la merci de son armée. Comme tout pouvoir pré-moderne, il était autoritaire et prédateur. Les groupes se protégeaient contre la violence du beylik en recourant à la solidarité tribale qui, dans certains cas, était un siba déclaré. Il n’est pas fortuit qu’en 2001 une protestation citoyenne se soit dotée de structures appelées ‘arch, réactivant ainsi la mémoire collective. Bâti sur la violence et le racisme, l’Etat colonial avait continué à grande échelle la logique prédatrice du beylik, et s’était caractérisé par l’expropriation des terres à grande échelle des ruraux soumis à la famine et à l’exode. L’histoire de l’Algérie ne fait pas de l’Etat un organe émanant de la collectivité, et que ce soit sous les Turcs ou sous les Français, il a été un appareil oppresseur, extérieur aux groupes sociaux qui le percevaient comme une menace. Voulant rompre avec cette menace, le mouvement national a cherché à construire un Etat qui soit issu du peuple et qui soit surtout à son service.

En 1962, le régime avait fondé sa légitimité sur la promesse de réaliser l’idéal du mouvement national d’une société moderne et d’un Etat juste et humain. Dirigeants et administrés étaient en phase, d’où la popularité de Houari Boumédiène qui incarnait le désir du pays de se développer et de s’industrialiser. Socialisé dans l’ALN, Boumédiène voulait que l’abnégation dont avaient fait preuve les militants du FLN durant la guerre de libération, continue après l’Indépendance pour construire l’Algérie moderne. La génération de l’ALN a cherché à créer un Etat idéal, généreux, nourricier, protecteur, animé par des fonctionnaires compétents, intègres et engagés, selon la formule de Houari Boumédiène. Le projet populiste de ce dernier exigeait du fonctionnaire qu’il se mette au service des administrés dont les besoins seront satisfaits par l’Etat. Ce fonctionnaire ne rendra pas compte aux administrés, mais à ses supérieurs qui, forcément, l’évalueront sur sa capacité à leur obéir et non pas sur ses compétences. Le régime a cherché à construire l’administration idéale dirigée par des fonctionnaires bons et désintéressés, au service d’un peuple uni comme les doigts de la main. Les dirigeants s’identifiaient au peuple et, à cet effet, ils refusaient que leur pouvoir soit institutionnellement limité. Le régime concevait implicitement l’administration comme l’expression de sa bonne volonté à faire le bonheur du peuple. Si le peuple manifeste son mécontentement ou s’il demande des comptes sur la gestion des biens publics, cela est perçu comme de l’ingratitude et comme un manque de confiance en des dirigeants au-dessus de tout soupçon. Machiavel aurait dit que les gouvernants algériens ont trouvé, au lendemain de l’Indépendance, un discours approprié pour faire accepter le pouvoir absolu, mais il faut convenir qu’il correspondait aux attentes populaires et aux représentations collectives. C’est cette croyance populiste qui a coupé l’administration de la population et qui l’a menée vers la corruption.

En fait, c’est le refus du politique et de sa conflictualité qui caractérise le projet populiste niant la pluralité pour ne pas avoir à l’institutionnaliser. Cette conception ne protège pas la société des conflits politiques; au contraire, ces derniers vont s’exprimer illégalement et en dehors des institutions de l’Etat sous des formes violentes. La violence islamiste et les violations massives de droits de l’homme apparues dans les années 1990 sont la conséquence de la négation institutionnelle du conflit. Cette utopie d’une société non conflictuelle a coupé l’Etat de ses racines sociales et en a fait paradoxalement un appareil hostile à la population. Celle-ci a alors développé deux attitudes : l’apathie et la rébellion. Le désintérêt pour la chose publique est en effet ponctué par des émeutes récurrentes qui éclatent sur tout le territoire national, signifiant que la société n’est pas articulée à son Etat, s’installant irrésistiblement dans une culture siba qui date d’un autre temps.

Le projet populiste ne voulait pas que l’Algérie soit une société civile avec ses conflits et ses divergences d’intérêts individuels ou de groupes, souhaitant que l’Algérie soit une famille nationale unie par la mémoire des ancêtres et des martyrs, devant reposer sur les valeurs de solidarité et du code de l’honneur que l’Armée incarne de par son passé et de par la nature de sa mission. Le projet consistait à absorber la société dans les rouages du pouvoir pour empêcher qu’une société civile ne se constitue. Le schéma théorique était que chaque Algérien serait un employé de l’Etat, vivant d’un salaire mensuel susceptible d’être suspendu en cas de contestation politique. Nationaliste et autoritaire, Boumédiène avait un projet destiné à l’échec. Il rêvait d’une Algérie industrialisée avec des rapports d’autorité d’un autre âge. Il parlait de révolution culturelle, mais elle signifiait essentiellement retour aux sources pour reconstituer la personnalité algérienne détruite par le système colonial. Il n’avait pas perçu que le procès de travail industriel exigeait la mise en place d’une société civile à laquelle il était farouchement opposé parce qu’il ne supportait pas que les Algériens soient en compétition ouverte pour les biens et services et pour le pouvoir.

Un tel projet est cependant en rupture avec l’anthropologie de l’homme mû par ses intérêts et recherchant toujours plus de pouvoir et plus de richesse. Obéissant à une règle anthropologique universelle, le pouvoir exécutif a mobilisé toutes les ressources pour demeurer indépendant de la société sous différents prétextes idéologiques. Pour cela, toutes les libertés publiques avaient été interdites pour ne pas gêner les dirigeants dans l’exécution de leur mission révolutionnaire, généreuse et désintéressée. Mais tout généreux qu’il soit, le Prince a ses intérêts propres: durer et échapper au contrôle populaire. La science du pouvoir, née avec Machiavel et Hobbes, nous apprend que l’homme est naturellement attaché au pouvoir et à ses honneurs, affichant « un désir insatiable d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort» (T. Hobbes, Léviathan). Si Machiavel et Hobbes ont raison, aucun Prince n’acceptera volontairement de se dessaisir d’une partie de son pouvoir.

Le Prince n’assoit cependant jamais son autorité sur la force seule. Il a besoin de la légitimer par une idéologie qui suscite l’adhésion et l’obéissance. Sans fausse conscience, dit Marx, le mécanisme de la légitimité ne pourra pas fonctionner et la force n’est jamais suffisante pour assurer la pérennité du pouvoir.

Le projet de Boumédiène était une synthèse de traditionalisme utopique, de nationalisme exclusif, de discours socialiste et de naïveté anthropologique. Boumédiène était un militant sincère, un meneur d’hommes, mais comme tous les dirigeants arabes, il n’avait aucune perspective historique. S’il avait eu au moins la culture économique de Mouloud Hamrouche, l’Algérie ne serait pas dans la situation précaire où elle est aujourd’hui. A sa mort, l’Armée n’avait plus de projet populaire et populiste, mais elle n’avait pas pour autant renoncé au contrôle de l’appareil d’Etat, tout en cherchant cette fois à éviter un Président charismatique. Depuis la disparition de Boumédiène, la direction politique de l’Etat est sortie des institutions pour se loger dans des centres de pouvoir invisibles. Le syndrome de l’OS a repris le dessus avec son schéma dual : le MTLD légal incarné par le gouvernement et le PPA clandestin incarné par le DRS. Sauf que les militants du PPA clandestin de l’époque avaient un idéal, et les fonctionnaires du DRS d’aujourd’hui n’en ont pas. Un système politique est le produit de l’histoire qui le façonne et qui lui donne sa logique, mais il peut se figer si les acteurs n’intègrent pas les changements qui se produisent en deux ou trois générations. C’est ce qui arrive au système politique algérien qui n’arrive pas à sortir de la logique de la primauté du militaire sur le civil ou le politique. Le général algérien a hérité d’un habitus qui lui fait croire que s’il ne contrôle pas l’Etat, l’Algérie disparaîtrait en tant que nation. Considérant que les civils sont des « nationalistes tièdes », il estime qu’il est le dépositaire du nationalisme et, à ce titre, il est de son droit de posséder la souveraineté en lieu et place de l’électorat. Il se comporte du reste en militant en uniforme et non en soldat de la République, et, de ce point de vue, il est révélateur que l’armée algérienne porte un sigle comme si c’était un parti politique.

Mais ce schéma de la primauté du militaire a fait faillite et n’est plus tenable. Des voix s’élèvent pour y mettre fin, y compris parmi ceux qui ont servi de devanture civile aux généraux, comme l’attestent la récente polémique entre Bélaïd Abdessalem et les généraux Touati et Nezzar, et les déclarations de Sid Ahmed Ghozali qui regrettait qu’il ait eu à exercer des responsabilités sans l’autorité qui lui correspond. Cette autorité qui leur était déléguée par le pouvoir réel et qui en démocratie provient du suffrage universel. La révolte médiatique des anciennes élites civiles du pouvoir formel va certainement s’amplifier car elles sont tenues pour responsables devant l’opinion et devant l’histoire de la situation catastrophique dans laquelle se débat le pays. La critique publique du pouvoir formel est le seul acquis positif des émeutes d’octobre 1988, mais cet acquis ne sera complet que si la critique concernera le pouvoir réel dont l’autorité non institutionnelle paralyse le fonctionnement de l’Etat.

L’échec du régime s’explique par le fait que l’amour de la patrie et le désir de la servir ne suffisent pas à préserver l’intérêt collectif. C’est ce qui amène beaucoup de personnes à se demander comment l’esprit de Novembre n’a pas survécu à l’Indépendance ? Comment se fait-il que les passions révolutionnaires de la génération de Novembre 1954 n’ont pas permis à l’Algérie de construire un Etat de droit, une économie productive et un espace public où chacun profiterait de sa liberté dans la dignité ? J’ai lu dans la presse nationale, qu’à l’occasion du 45ème anniversaire de l’Indépendance, Zohra Drif a éclaté en sanglots, ne comprenant pas ce qui s’était passé pour que des jeunes cherchent à fuir leur pays au risque de leurs vies. Elle ne comprenait pas pourquoi les rapports entre individus se sont dégradés aussi brutalement et pourquoi la corruption est la règle générale dans les administrations. Zohra Drif est une héroïne de la guerre de libération, arrêtée et condamnée à mort par la justice coloniale. Elle avait tout donné à la révolution, ne sachant pas si elle lui survivrait. Ses larmes d’aujourd’hui, qui sont sincères, sont l’expression du drame de sa génération. Elle me rappelle les paroles du Commandant Moussa, un autre héros de l’ALN, qui me disait : « Ma vie est un échec. J’ai combattu la France coloniale les armes à la main, et après avoir obtenu l’Indépendance, je n’ai pas mes enfants avec moi. Ils sont tous établis à l’étranger ». Qu’est-ce que cette génération n’a pas su offrir à ses enfants pour qu’ils désirent quitter le pays ?

De mon point de vue, le mouvement national a à moitié réussi et a à moitié échoué. Il a réussi à arracher l’Indépendance mais il a échoué à moderniser les rapports d’autorité et à construire l’Etat de droit. Le Commandant Moussa, que Dieu ait son âme, avait raison d’être déçu et frustré, et Zohra Drif devrait encore plus pleurer. Si à Alger, à Oran, à Tissemsilt, vous évoquez son nom face à des jeunes qui ne connaissent pas son passé, ils vous diront qu’elle est milliardaire du fait qu’elle occupe une fonction éminente dans l’Etat. C’est ainsi qu’elle est perçue, comme le sont les Moudjahidines accusés d’être des profiteurs. Quand une société ne reconnaît pas ses héros, elle perd ses repères et renie son passé. Ceci exprime l’échec du mouvement national dans la phase post-coloniale. La raison est que la centralisation administrative n’a pas de contrepoids institutionnel et politique. L’Assemblée nationale n’est pas souveraine, les élections sont truquées, le Président est désigné par les clandestins, la justice n’est pas autonome, la presse est mise sous tutelle par le chantage de la publicité, les syndicats libres sont interdits et leurs militants pourchassés par la police, etc. Tous les ingrédients de l’apathie, de l’émeute et de l’idéalisation de la vie en France sont là. En construisant l’Etat en dehors des bases juridiques et constitutionnelles, les héritiers du mouvement national ont reproduit le beylik traditionnel dont les fonctionnaires n’avaient qu’une seule motivation : l’enrichissement personnel. Et c’est ce système que les jeunes cherchent à fuir, certains au prix de leurs vies.

LA DIMENSION ECONOMIQUE

En s’opposant à la formation de la société civile pour éviter qu’elle ne manifeste son autonomie par rapport à l’Etat nourricier et paternaliste, le régime a limité les capacités productives de l’économie algérienne, dont nous savons qu’elle dépend dramatiquement de l’exportation des hydrocarbures. Si jamais le prix du baril de pétrole tombe à 10 ou à 15 dollars, l’Algérie n’aura pas les moyens financiers pour importer les biens alimentaires dont aura besoin sa population. Cette situation est le résultat d’un choix politique. Le régime voulait utiliser l’économie comme ressource politique de légitimation et aussi de domination. Disposer d’un secteur d’Etat déficitaire qui distribue des « salaires politiques » sans contrepartie productive est un moyen (anti-économique) de diminuer le chômage pour acquérir le soutien de la population. L’objectif est politique : se faire accepter pour durer. Mais le prix est élevé pour la collectivité et pour le pouvoir d’achat des revenus fixes. L’injection d’une masse monétaire sans contrepartie en biens et services déséquilibre les rapports à l’intérieur du système de prix, appauvrit les plus pauvres en provoquant un transfert de valeur dont vont profiter les spéculateurs qui vont amasser des fortunes colossales. En niant le marché, le système de prix se venge de la manière la plus inhumaine. C’est ici que réside la cause des dysfonctionnements de l’économie algérienne et de la paupérisation d’une majorité de la population. La répartition des richesses en Algérie ne relève pas de la rationalité économique parce que ses paramètres ne correspondent pas à ceux du procès de production.

Si l’Algérie ne connaît pas les famines, c’est grâce aux hydrocarbures qui sont sa chance mais aussi sa malédiction. Outre qu’ils faussent les rapports sociaux, les hydrocarbures donnent à l’Etat des moyens d’affirmer son indépendance et sa puissance par rapport au monde du travail et de ne pas être attentif à la compétence des hommes et à la productivité des machines. Disposant de moyens financiers externes à la société, l’Etat ne cherche pas des compromis et résout ses contradictions politiques par l’importation des biens et par la distribution de la rente. Des réseaux de clientèle se constituent pour arracher le maximum à un Etat qui ne rend pas compte de la gestion des biens publics.

L’affaire Khalifa est, à cet égard, exemplaire et montre la logique du système politique algérien. Des personnes sans scrupules, appuyées par des personnages importants de l’Etat, s’emparent d’une masse astronomique de l’argent public et l’investissent dans des affaires qui font faillite quelques années après. Cette affaire Khalifa, le plus grand scandale financier jamais survenu ailleurs, appelle deux remarques. Premièrement, si les institutions de l’Etat véhiculaient une autorité réelle, jamais ce scandale n’aurait pu se produire. Le problème de l’Etat algérien est qu’il existe des groupements d’intérêts qui sont au-dessus de lui dans la hiérarchie des pouvoirs. Deuxièmement, si la société civile était forte, elle aurait exigé la vérité pour qu’un tel scandale ne se reproduise pas.  Surtout que les milliards de dinars détournés et gaspillés ont été financés par le déficit budgétaire de l’Etat, lequel a influé sur le niveau général des prix.

Les sommes colossales perdues ont été financées par la perte du pouvoir d’achat des consommateurs. C’est là que réside l’importance de la culture politique et économique de la société civile, dans laquelle les organisations représentatives des différents groupes d’intérêts (unions professionnelles, syndicats de travailleurs, patronat, partis politiques, associations diverses…) surveillent jour après jour l’évolution du déficit du budget de l’Etat et son incidence sur les prix à la consommation.

Ces mêmes acteurs exigent que l’économie soit « dépolitisée » et ne soit pas utilisée comme moyen de légitimation politique. Cela suppose que la société civile crée elle-même les richesses qu’elle consomme, dégageant aussi un surplus pour le financement des missions publiques de l’Etat : armée, police, administration, éducation, santé et autres économies externes financées par la collectivité. Ceci exprime l’émancipation de l’économie comme activité productive régulée par les lois du marché. Mais l’idéologie politique du régime algérien était hostile, dès l’origine, au marché parce qu’il ne correspondait pas au projet politique populiste et au schéma d’appropriation privée du pouvoir. Surtout que le contrôle de celui-ci permet l’accès aux richesses. C’est pourquoi l’attitude du régime par rapport au secteur privé est ambiguë, et l’hostilité officielle à son égard est en fait une modalité de contrôle du procès de formation des fortunes monétaires forcément liées, d’une manière ou d’une autre, au personnel de l’Etat. Sans appui de hauts fonctionnaires de l’administration, l’accumulation des richesses ne peut se reproduire. Liés à la spéculation et à la prédation, les groupes sociaux disposant de ces richesses n’ont aucune revendication propre pour s’autonomiser du personnel politique. La bourgeoisie monétaire algérienne n’a aucune aspiration démocratique et n’a aucune envie de rompre avec un régime illibéral qui lui a donné naissance et qui l’aide à se reproduire. Elle est même contre la libéralisation des activités économiques qui risque d’élargir l’accès aux richesses. Elle vit de la rente et sait par expérience que la concurrence du marché fait disparaître la rente d’où elle tire ses revenus. Les bourgeois algériens et les gros commerçants se plaignent quotidiennement de ce que tout le monde veut s’enrichir.

Il y a une conjonction d’intérêts contre le marché, y compris de la part des plus pauvres qui, craignant d’être rejetés de la consommation, souhaitent que l’Etat distribue les biens et services dans le cadre de l’économie administrée. C’est dire que l’hostilité officielle au marché a des appuis en dehors de l’Etat, dans des segments de la population qui, à partir d’intérêts différents, craignent ses dynamiques.

Rappelons que l’objectif du régime, dans les années 1960 et 1970, tel qu’il était exprimé par Houari Boumédiène, était de construire une économie productive dans laquelle il n’y aurait pas de conflit. Pour cela, le marché devait être contrôlé par l’administration qui fixe les prix des biens et services pour assurer une répartition équitable des richesses de la communauté. Le secteur économique privé a été limité, en attendant son extinction ou son absorption par le secteur public. Outre ses fonctions régaliennes de battre monnaie et de disposer du monopole de l’exercice de la violence, l’Etat devait aussi fournir l’emploi et satisfaire les besoins sociaux de la population, cherchant à se substituer au marché accusé de favoriser les riches au détriment des pauvres. L’intention était louable mais le modèle a eu des résultats contraires à ses objectifs : il a permis la constitution de fortunes privées colossales et il a paupérisé les couches moyennes élargissant ainsi la pauvreté. Le modèle est en outre miné par une contradiction majeure : la sphère de la production et de l’échange, à vocation privée, était publique, et la sphère de l’Etat, à vocation publique, était privatisée.

Il est évident que le secteur public a sa place, particulièrement dans un pays où la bourgeoisie est spéculative et le capital faiblement compétitif dans l’arène internationale. Il y a cependant une différence entre un secteur public soumis aux lois de la concurrence et producteur de richesses, et un secteur dit étatique déficitaire, financé par le budget de l’Etat et par la perte du pouvoir d’achat des revenus fixes et des plus pauvres. Un tel secteur économique n’est pas public puisqu’il ne sert pas les intérêts du public. Il sert les intérêts du régime qui en a besoin pour redistribuer la rente énergétique afin d’acheter la paix sociale. La contradiction pertinente en économie n’est pas celle qui oppose les secteurs public et privé mais celle qui distingue les activités rentières des activités productives. Le combat est entre la rente, revenu économiquement illégitime comme le souligne Ricardo, et le surproduit, valeur ajoutée qui élargit les bases de l’accumulation. Par ailleurs, nulle part au monde, le marché n’est libre car ses forces sont tellement puissantes qu’elles menacent de désintégrer la société. Il a besoin d’être régulé pour empêcher que les monopoles issus de la concurrence faussent la concurrence et prennent les consommateurs en otage. L’Etat de droit est indispensable à une société organisée sous forme de marché pour protéger ce qu’elle a de plus humain. C’est là la problématique de Karl Polanyi qui a vu dans l’apparition du marché la plus grande transformation dans l’histoire de l’humanité. Mais la régulation nécessaire du marché ne signifie pas sa négation ou sa substitution utopique par une économie administrée. Le système de prix n’obéit à aucune injonction administrative, et c’est Léon Walras qui disait que, comme la nature, nous commandons le système de prix en lui obéissant. Si l’administration le manipule outre mesure, il se venge sur les consommateurs à faible pouvoir d’achat, en faisant apparaître des rentes. Quand l’administration veut contrôler le marché, il se dédouble et un marché noir se forme avec sa «vérité des prix». Le système de prix régulateur exprime un niveau de rentabilité des capitaux et un degré de productivité de la force de travail dans les conditions de la concurrence internationale, car le système de prix n’est pas national, il est mondial. Une voiture, un kilogramme de viande ou un logement ont la même valeur à Paris et à Alger.

Un système de prix rationnel, c’est-à-dire établissant des rapports de proportionnalité entre les prix, est structuré par la variable salaire qui est le prix de la force de travail. Le salaire réel est la mesure de la valeur et son étalon. C’est ce qui permet dans les conditions de la concurrence et des libertés syndicales de reproduire la force de travail. Si en Algérie le système de prix est irrationnel, c’est parce que, entre autres, le salaire réel ne permet pas la reproduction de la force de travail. Bloqué en 1963 par décret présidentiel et vidé de son contenu par les différentes dévaluations du dinar dans les années 1990, le salaire en Algérie n’incite pas les jeunes à se salarier, préférant exploiter des opportunités offertes par la spéculation. C’est ainsi que l’Algérie, qui a un taux de chômage élevé, atteignant dans certaines régions 40% des jeunes entre 20 et 30 ans, importe de la main-d’oeuvre chinoise pour ses chantiers. L’Algérie dispose aujourd’hui de quelque 0 milliards de surplus budgétaire, et la question qui se pose est la suivante : comment se fait-il que cette même somme en Allemagne, en Suède ou au Japon a des capacités reproductives et pas en Algérie ? Pourquoi une telle somme est un capital économique là et une somme d’argent ici ? L’argent n’est du capital que dans le cadre du marché; autrement, c’est une richesse destinée à la destruction par la consommation. Ceci pour dire que, comme la société civile, le marché est une construction historique où le salaire et le capital renvoient à un type de rapports sociaux incarnés par des acteurs aux intérêts divergents et aux droits formels, dans un espace où une unité monétaire investie crée une valeur supplémentaire dans les proportions de la concurrence internationale.

Une politique économique avec des perspectives historiques est celle qui prépare l’espace économique national à affronter la concurrence internationale pour exporter la valeur produite localement. Il faut rappeler que l’économie mondiale est le lieu où s’échangent les produits des différentes sociétés civiles nationales. Que produit la société civile algérienne pour le marché international ? La voiture importée, le café et le sucre consommés, ainsi que d’autres produits sont fabriqués par les sociétés française, italienne, espagnole, japonaise… Même le couscous national, nous le consommons avec une grande partie des céréales de France et du Canada. Selon des chiffres officiels publiés par le journal Liberté du 24 juillet 2007, l’Algérie a importé durant le premier semestre 2007 pour ,80 milliards pour sa consommation productive et improductive, alors qu’elle n’a exporté pour la même période que 9 millions de produits hors hydrocarbures. Cela signifie que les Algériens ne vivent pas de leur travail mais de la rente pétrolière qui est un don du ciel et qui est susceptible de se tarir dans une vingtaine d’années. Ces chiffres indiquent la faiblesse économique de la société civile et sa dépendance vis-à-vis de l’étranger et de l’Etat, propriétaire des hydrocarbures. Celui-ci ne puise pas ses ressources financières de la société par le système des impôts et taxes. Au contraire, ce sont les groupes sociaux qui tentent de lui arracher le maximum légalement ou par l’émeute et la corruption.

La société civile en Algérie, un mythe aujourd’hui, une réalité demain

 Sans l’intervention directe et organisée de la société civile, tous les maux dont souffre le pays depuis le recouvrement de son indépendance continueront de perdurer et, probablement, de s’aggraver jusqu’à l’explosion finale. Ce n’est pas ici le lieu de ressasser tous les avatars qui ont frappé l’Algérie depuis 1962, qu’ils soient politique (développement caricatural d’un système mis en place par des prédateurs pour des prédateurs), économique (système qui n’avait d’autre finalité que le partage entre les prédateurs précédents de la rente pétrolière), social (développement exponentiel de tous les maux sociaux) et culturel (négation de l’identité nationale, falsification de l’histoire et ruine de l’école). Le diagnostic du naufrage du bateau Algérie (causes, conséquences et mesures à prendre) a été régulièrement établi par tous les observateurs sérieux ; le système lui-même. Depuis l’arrivée au pouvoir, le président Bouteflika a pris la mesure du désastre et a même lancé publiquement des pistes de redressement pour la presque totalité des secteurs sinistrés. C’est essentiellement au niveau de la volonté politique que le bât blesse. Les maîtres du système ne veulent pas du changement qui les pousserait vers la porte de sortie. Par ailleurs, la quasi-totalité des responsables qui tiennent les rênes du pouvoir, au sommet comme aux échelons intermédiaires, est incapable d’imaginer, autrement que par le verbiage et la démagogie, les solutions aux problèmes fondamentaux du pays. Le peuple algérien (concept que les tenants du système ont usé jusqu’à la corde) a perdu depuis longtemps tout espoir de voir la situation s’améliorer et ne croit plus aux promesses de politiciens qui n’ont d’autre objectif que leur bien-être personnel et celui de leurs proches. Sa réaction est une démobilisation totale vis-à-vis de la chose publique, et parfois, quand la coupe est vraiment pleine, l’émeute violente et soudaine. Ni l’une (la démobilisation) ni l’autre (l’émeute) ne peuvent résoudre les problèmes du pays et remettre le citoyen au centre des préoccupations des dirigeants politiques, qu’ils soient au pouvoir ou qu’ils se préparent à y accéder. La solution, tout le monde en est convaincu, est dans la mobilisation citoyenne à l’intérieur d’associations de la société civile. Dans tous les pays disposant d’un régime démocratique ou, comme ce devrait être le cas de l’Algérie, en transition vers un régime démocratique, les problèmes des citoyens, quels que soient les domaines considérés, sont pris en charge par des organisations souvent créées spécialement pour leur résolution. Ces organisations servent d’abord de centre d’expertise pour comprendre les tenants et aboutissants des problèmes posés, ensuite de champ de dialogue entre les citoyens concernés, puis de centre de proposition des solutions les plus adéquates et enfin d’intermédiation avec les pouvoirs publics et les décideurs, pour les prises de décisions et l’application sur le terrain des dites décisions. Ce sont ces organisations, qui, à côté des intellectuels, artistes, sportifs de haut niveau,… qui constituent la société civile et jouent un rôle primordial pour faire entendre la voix des citoyens et obliger les pouvoirs publics à la prendre en considération. Plus que la presse (aussi indépendante soit-elle), plus que les médias en général, c’est la société civile, qui, par son dynamisme, sa diversité, la prise en compte de tous les aspects d’un problème, constitue le véritable contre-pouvoir. Celui dont la vigilance n’est jamais prise à défaut et qui est véritablement à l’écoute du monde dans lequel il vit. Plus la société civile est forte et organisée, plus les droits du citoyen sont respectés, plus son environnement social, culturel et même physique est protégé. Moins la société civile est dynamique et moins les droits des citoyens entrent en compte dans la définition des politiques économiques, sociales et culturelles des pouvoirs. La faiblesse organique de la société civile algérienne L’Etat algérien, à l’instar de la grande majorité des Etats des pays du Sud, a pris théoriquement conscience de l’indispensable développement des organisations de la société civile. Il a élaboré la totalité des outils juridiques indispensables pour les encadrer : tout au long des décennies postindépendance, il a édicté les ordonnances, lois et règlements nécessaires à la création et au fonctionnement des associations de la société civile. Mais à aucun moment, le pouvoir n’a accepté d’avoir en face de lui une société civile forte, indépendante de lui, constituant un contre-pouvoir puissant et crédible et, en fin de compte, pouvant remettre en cause sa légitimité (historique ou autre). Depuis toujours, les analystes se sont rendu compte de l’immense faiblesse de la société civile algérienne, de son absence d’organisation et surtout de l’absence d’une politique globale visant à son développement et à la généralisation de son champ d’intervention. Une lumière était pourtant apparue au lendemain des émeutes populaires du 5 octobre 1988 et de l’immense espoir de réformes qu’elles ont engendrées. Espoir très rapidement déçu tant la reprise en main, sous prétexte de la lutte antiterroriste de la décennie 1990, a vidé de leur contenu les quelques réformes politiques, économiques et sociales accordées par le pouvoir, le temps de se refaire une santé quelque peu ébranlée par les événements. Quel que soit le domaine considéré, on ne peut que se désoler de l’extrême faiblesse, voulue par les décideurs, de la société civile, cet espace d’intermédiation entre les citoyens et les champs politique et administratif, dans lesquels se prennent les décisions qui engagent le devenir de tout un peuple. Depuis l’indépendance, toutes les décisions importantes qui ont engagé le pays, souvent dans des voies sans issues, ont été prises en vase clos, par le seul pouvoir politique du moment. Le peuple, soit directement quant on lui demande son avis autrement que par des référendums artificiels, aux résultats connus d’avance, soit indirectement par des représentants véritablement crédibles, n’a eu que très peu d’occasions de dire son mot ; ou quand il l’a fait, c’est par la violence des émeutes populaires, ce qui démontre l’absence de prise en charge à tous les niveaux de ses aspirations légitimes au mieux-être. Le niveau de la représentation politique a de tout temps démontré son absence de crédibilité. Quel que soit le niveau considéré – y compris celui de chef de l’Etat – les citoyens dans leur quasi-totalité n’ont marqué que de la défiance envers elle : les élections ont depuis toujours été dénoncées comme manipulées et truquées ; les « élus » de tous les niveaux ont toujours fait preuve de mépris envers le peuple qui les a théoriquement élus ; les fonctionnaires, les gestionnaires de biens publics qui disposent de quelques pouvoirs en font de même ; seuls comptent, pour les uns et les autres, les intérêts matériels qu’ils peuvent retirer des postes dont ils ont la charge. L’intermédiation politique et administrative a donc perdu de sa crédibilité depuis très longtemps. Ce ne sont pas les quelques acquis non encore confisqués des émeutes populaires d’octobre 88 et de Kabylie qui peuvent changer quoi que ce soit à cette donnée : les partis politiques (y compris ceux des mouvances démocratique et islamiste) ont totalement gaspillé le capital de crédibilité dont ils étaient porteurs au commencement. Le comportement de leurs représentants dans les assemblées élues ou dans les différents exécutifs ont montré aux citoyens que « la mentalité de prédateurs » des militants FLN des trente premières années de l’indépendance a essaimé à travers tous les autres partis politiques : aucun d’entre eux n’a comme programme politique réel le bien-être du peuple, et seulement lui. Même les partis les plus en pointe dans le domaine de la lutte contre la corruption (FIS et FFS compris) ont eu le même comportement de prédateurs quand l’occasion leur a été donnée de gérer, qui des communes, qui des wilayas, qui des départements ministériels. Ne parlons pas de ces députés et sénateurs, toutes tendances confondues, qui, toute honte bue, ont refusé, des semaines durant, de légiférer avant l’adoption de leur statut particulier et des avantages matériels qui leur sont accolés. Et ce ne sont pas les élections législatives de ce mois de mai qui changeront quelque chose à cette donne ; il n’y a qu’à voir le peu d’intérêt populaire suscité par la campagne électorale pour s’en convaincre. Nos hommes politiques se sont définitivement décrédibilisés quant à leur compétence et surtout, à leur volonté « de servir » et non pas « de se servir ». L’intermédiation sociale par la société civile L’enrichissement illicite des uns et des autres, le faste provocateur d’une caste d’apparatchiks et d’arrivistes de tous poils, le comportement méprisant de tous ceux qui disposent d’un pouvoir ou d’une responsabilité, ont participé à enlever à nos responsables la couche de verni de compétence, d’honnêteté et de sincérité dont ils essaient de se couvrir. L’Algérien, même s’il va voter et choisir ses représentants, le fait sans illusions : il vote parce qu’il se sent souvent obligé de le faire (qui n’a pas entendu des proches lui affirmer que s’ils ne votaient pas, l’administration ne leur délivrerait plus aucun document ?) ou par simple devoir envers leur conscience, ou encore parce qu’ils espèrent des retombées sonnantes et trébuchantes de la part de celui ou ceux qu’ils ont contribué à faire élire. L’intermédiation politique ne deviendra crédible que quand une autre intermédiation, celle de la société civile, l’aura obligée à changer son comportement de prédatrice par un comportement plus altruiste et plus en phase avec les besoins des citoyens. C’est le dur combat que doit mener la société civile pour faire évoluer le système politique algérien, immobile et sclérosé, vers un système ouvert, réellement démocratique dans lequel le bien-être du citoyen est réellement au centre des préoccupations du politique et de l’administration. C’est tout le bien que l’on peut souhaiter à tous ceux, pas encore assez nombreux malheureusement, qui se battent, souvent depuis des décennies, pour imposer la société civile comme partenaire, puissant et incontournable, des pouvoirs publics. La formule société civile renferme une multitude de contenus qui ont pour point commun la défense du bien général au détriment du particulier. En règle générale, c’est la définition anglo-saxonne qui tient le plus la route ; pour elle, la société civile est « l’ensemble des rapports interindividuels, des structures familiales, sociales, économiques, culturelles, religieuses qui se déploient dans une société donnée, en dehors du cadre et de l’intervention de l’Etat » (Jean-Louis Quermonne. Les Régimes politiques occidentaux. Seuil, 1986). C’est l’indépendance vis-à-vis de l’Etat et du politique qui est le critère essentiel de la société civile. A ce critère, il convient d’ajouter celui de « but non lucratif » : les organisations de la société civile ne cherchent pas de bénéfices financiers à travers les actions qu’elles mènent. On peut donc affirmer qu’est partie prenante de la société civile, toute organisation, à but non lucratif, non politique et non organiquement rattachée à une organisation étatique ou politique, qui a pour objet la promotion ou la défense d’une cause sociale globale ou particulière. C’est le cas bien entendu des syndicats et unions professionnelles de tous genres, non rattachés au pouvoir comme l’étaient les organisations de masse du parti unique ; c’est aussi le cas des organisations de défense des droits de l’homme, des femmes, des enfants, des malades, des consommateurs ; c’est encore le cas des associations et comités de quartiers, de villages, de cités ; il en est de même des associations et comités à caractère scientifique, culturel, sportif et même religieux ; c’est aussi le cas des organisations qui luttent contre les discriminations de tous les ordres, ainsi que contre les actes barbares et/ou avilissants ; celles qui se battent pour éliminer la corruption des mœurs politiques, judiciaires, administratives et politiques ; cette liste n’est, bien sûr, pas exhaustive. Les organisations de la société civile ont été dénommées « associations » par la loi algérienne. La loi 90-31 du 4 décembre 1990, qui régit aujourd’hui encore les associations, les définit comme suit dans son article 2 : « L’association constitue une convention régie par les lois en vigueur dans le cadre de laquelle des personnes physiques ou morales se regroupent sur une base contractuelle et dans un but non lucratif. » La société civile n’est pas exclusivement constituée d’associations. Elle peut être aussi constituée d’individus non organisés au sein de groupes : c’est le cas des hommes de culture, d’intellectuels de tous bords, de scientifiques et autres. Même s’ils ne sont pas regroupés dans des organisations particulières, ils font partie, individuellement, de la société civile. C’est la reconnaissance par la société de leur réussite sociale, leur talent, leur génie ou leurs compétences hors normes dans un ou des domaines particuliers, qui font d’eux des éléments essentiels de la société civile. Il est de notoriété publique que l’intervention d’un artiste renommé, d’un sportif au sommet de sa gloire, d’un homme de science émérite, d’un journaliste réputé, d’un grand homme de religion, d’un philosophe reconnu, en général d’un « people » qui jouit d’une bonne réputation, fait plus pour l’évolution d’une cause que mille écrits ou manifestations. Ce sont les organisations de la société civile, qui, dans le monde entier, trouvent des solutions acceptables aux innombrables problèmes sociaux qui se posent aux Etats/nations ou à l’humanité toute entière. Ce sont elles qui, par leur travail de fourmis, ou au contraire, par leur intrusion soudaine et souvent violente dans la vie politique, font prendre conscience aux populations comme aux gouvernants de la gravité des problèmes vécus, des situations bloquées, des risques encourus,… et participent à leur trouver les solutions idoines. Ce sont encore elles, quand les situations sont bloquées du fait de positions inconciliables, mobilisent les citoyens en vue d’obliger les responsables concernés à prendre les décisions qui conviennent. La société civile est, depuis quelques décennies, sortie du champ étroit des Etats/nations. Elle a investi le champ international dans lequel se joue l’avenir de l’humanité. Pour tous les problèmes mettant en cause l’humanité, et ils sont innombrables, ce sont les organisations à caractère multinational qui s’en saisissent et les font évoluer : défense des droits de l’homme, de la liberté d’expression, de la liberté de pensée, de la liberté de travail ; écologie et lutte contre le réchauffement climatique ; lutte contre la corruption ; défense des droits de la femme, des droits de l’enfant, des libertés syndicales ; promotion des choix de systèmes économiques de substitution (commerce équitable, altermondialisation, etc.). Il y a pratiquement des organisations non gouvernementales à caractère multinational dans tous les domaines de la vie sociale. Très souvent, elles se limitent à faire du lobbying puissant et permanent sur les Etats et les organisations supranationales ; les résultats sont souvent au rendez-vous. Quand les Etats et/ou les organisations supranationales font la sourde oreille et résistent au lobbying, les ONG font pression sur eux par des moyens plus percutants tels que la mobilisation populaire, les sit-in et autres actions de blocage, les campagnes de presse, les grèves, etc. La tendance à l’internationalisation de la société civile n’a pas pour autant supprimé le rôle primordial et indispensable d’organisations qui n’interviennent qu’à l’intérieur des Etats/nations et leurs démembrements. Avec cet avantage certain de pouvoir bénéficier de l’aide et de l’expertise d’organisations de la société civile activant à l’échelle mondiale ou régionale (UE par exemple). Un peu d’histoire du mouvement associatif algérien Le champ associatif algérien a pris naissance dans les années 1920, sous la colonisation et après la Première Guerre mondiale. Les associations, qui ont vu le jour à cette époque, concernaient dans leur quasi totalité des associations culturelles et sportives, ainsi que des corporations professionnelles qui ont profité des effets et des avantages de la loi de 1901 : on peut citer les nombreuses fondations théâtrales et musicales, les clubs sportifs ainsi que d’innombrables associations professionnelles regroupées par corporations : conditionneurs de figues, négociants en céréales, industriels du liège, ouvriers agricoles, etc. Nombre de ces associations, surtout celles activant dans le champ culturel et sportif, ont joué un rôle non négligeable dans l’éveil et le développement de la conscience nationale qui a mené à la guerre de libération, puis à l’indépendance : les médersas libres et les scouts musulmans d’un côté, les compagnies théâtrales et musicales, de l’autre, ainsi que les clubs sportifs (pas uniquement de football, comme le Mouloudia d’Alger ou le CS Constantine, mais aussi de boxe et de cyclisme) ont permis à des générations entières d’Algériens de prendre conscience de l’injustice absolue de l’ordre colonial et de s’armer intellectuellement (et parfois physiquement pour les scouts et beaucoup de sportifs) pour le combattre. Après la parenthèse de la guerre de libération, qui a mis en veilleuse l’expression publique de la société civile et qui a vu disparaître un très grand nombre d’associations soupçonnées de liens étroits avec le FLN, le mouvement associatif a subi le joug du système politique de l’Algérie indépendante. En effet, dès l’indépendance, le pouvoir en place a décidé de contrôler étroitement le champ associatif. Il a mis en place une législation très contraignante pour encadrer l’expression publique de la société civile : jusqu’en 1971, année de publication de la l’ordonnance 71-79 relative à l’association, le mouvement associatif était géré à travers les dispositions rigides d’une simple circulaire publiée en 1964. Ces dispositions mettent les associations sous tutelle de l’administration en termes de création et de fonctionnement. En 1971, une ordonnance est prise (n° 71-79 du 03/12/1971, modifiée par l’ordonnance n°72-21 du 7 juin 1972 relative à l’association) qui fixe les modalités de création et de fonctionnement des associations. L’ordonnance, par le système de l’agrément préalable, a joué le rôle de barrière quasi infranchissable au développement du champ associatif. Il fallait en effet une triple autorisation administrative pour avoir le droit de créer une association d’envergure nationale : l’une du ministère de tutelle, la seconde du ministère de l’Intérieur et la troisième, du représentant de celui-ci à l’échelon local. L’association d’envergure locale requiert, quant à elle, la seule autorisation du wali territorialement compétent (qui prend tout de même l’avis du ministère de l’Intérieur). Il faut remarquer que ni l’ordonnance de 1971, ni celle modificative de 1972 ne définissent, ni donc ne limitent les domaines dans lesquels peuvent être créées les associations. Mais dans la pratique, et pour des considérations purement politiques, n’ont été autorisées que les associations activant dans les champs culturel, sportif, artistique et religieux. La loi 87-15 du 21 juillet 1987 a quelque peu ouvert le jeu, probablement à cause de la forte crise économique qui a été la conséquence directe de l’effondrement des cours du pétrole et des mouvements de protestation qui commençaient à survenir. Elle a légèrement assoupli les conditions d’agrément des associations. Cette loi (qui est restée très fortement contraignante) a permis la création en un temps restreint de plus de 11 000 associations à l’échelle nationale. Associations tout de même limitées par les pouvoirs publics à des espaces très limités : sociétés savantes, associations de parents d’élèves, association caritatives. L’exception à cette règle non écrite de la limitation drastique du champ d’intervention des associations de la société civile vient de la création, pendant cette période, d’une association de défense des droits de l’homme et d’une association luttant pour l’égalité en droits des hommes et des femmes (qui est la conséquence de la forte opposition des femmes à la loi instituant, en 1984, le code de la famille). Les deux organisations (que l’Etat n’a pas agréées mais qu’il a tolérées pour des raisons compte tenu de la pression internationale) ont rapidement fait l’objet de querelles politiciennes et d’ambitions personnelles qui ont été à l’origine du peu de réussite de leurs actions, pourtant très attendues et très suivies, et ont fini par des scissions. L’activisme politique (d’opposition) dont ont fait preuve, aux profits des différentes chapelles existantes (communisantes, socialisantes, berbérisantes, etc.), les responsables de ces organisations, conjugué aux coups de boutoir du pouvoir qui voyait d’un très mauvais œil se développer de puissants centres d’opposition, ont abouti, en très peu de temps, à leur paralysie. Ce qui est arrivé à ces deux précurseurs, division et immobilisme conjugué à l’hostilité du pouvoir en place, arrivera par la suite à la plupart des associations de niveau national, activant dans les secteurs stratégiques pour le système qui cherchait à récupérer le terrain perdu à la suite des émeutes populaires d’octobre 1988 : syndicats autonomes, unions professionnelles, différentes associations de défense des droits des citoyens, etc. La loi 90-31 et ses effets L’extension du champ d’intervention des associations a été apportée par la loi 90-31 du 04 décembre 1990 qui remplace celle de 1987. Ledit champ reste restreint, mais la loi n’en constitue pas moins une avancée certaine par rapport à ce qui se passait auparavant ; elle s’inscrit totalement dans la philosophie plus libérale de la Constitution de 1989. Dans son article 2, la loi précise que les personnes physiques ou morales « mettent en commun… leurs connaissances et leurs moyens pour la promotion d’activités de nature notamment professionnelle, sociale, scientifique, religieuse, éducative, culturelle ou sportive ». Théoriquement la voie était ouverte pour la création de syndicats autonomes ; voie dans laquelle certains (avec ou sans arrière-pensées et soutiens politiques) se sont vite engouffrés, avec le peu de réussite que l’on sait, à cause des barrières (souvent pénales) mises en place par le système qui tient à garder en place un syndicat officiel qui ne représente plus personne, mais qui, par sa proximité avec le pouvoir, sert de garde-fou à l’expression des mécontentements. Le système politique en place avait besoin (et a aujourd’hui encore besoin), pour sa pérennisation, l’activisme de ces organisations qui ne sont en vérité que des appendices du pouvoir : l’UGTA, l’UNFA, l’UNPA, l’UGCAA, l’UNEA, etc. n’existent que par la volonté du pouvoir et n’ont d’autre objet que de défendre le système qui les a créées et les protège. L’indépendance vis-à-vis de l’Etat et du politique, qui est la condition essentielle de l’appartenance des organisations au champ de la société civile, n’est pas ici respectée. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faudra leur en refuser l’appellation. Ce qu’il convient de retenir de la proximité avec le pouvoir de ces organisations professionnelles, c’est qu’elle a participé amplement à décrédibiliser les associations auprès des citoyens et donc, à affaiblir la société civile qui n’attire plus les compétences et ne trouve plus les troupes dont elle a besoin pour s’affirmer. L’activité partisane permanente de ces organisations (très souvent politique, en ce sens qu’elles ont souvent joué le rôle de relais des partis au pouvoir pour faire voter dans le bon sens) au profit de la coalition en place, ne milite pas en faveur du renforcement attendu et très fortement souhaité, du champ associatif. Au contraire, elle le fragilise. La loi 90-31 promulguée à un moment de grande effervescence de la société civile, où tous les espoirs de liberté et de démocratie étaient encore permis, a permis en réalité à la puissance publique de gérer comme elle l’entend le mouvement associatif. En termes de statistiques, on peut affirmer que la réussite est au rendez-vous : au 31 décembre 2002 (derniers chiffres officiels connus) 66 000 associations avaient été créées, dont 900 avaient un caractère national. Il y a fort à parier qu’aujourd’hui ce chiffre a été démultiplié. Ce n’est donc pas à ce niveau que le mouvement associatif, donc la société civile, est en crise. C’est plus au niveau de sa crédibilité envers les citoyens, malgré un travail quotidien admirable de beaucoup d’associations, que le problème se pose. Il est en effet connu que c’est ce qui ne va pas qui est souvent mis en exergue, au détriment de ce qui va. Certaines associations font un travail admirable Commençons par affirmer notre admiration profonde envers un grand nombre d’associations de la société civile qui font un travail gigantesque, souvent méconnu, au profit des causes qu’elles représentent : qu’elles soient les représentantes ou les relais d’ONG internationales qui ont pignon sur rue (Amnesty International, Transparency International, Reporters sans Frontières, Forum Social Algérien, …) ou d’authentiques associations nationales (Forum des chefs d’entreprise, RAJA, Tharwa N’Fatma N’Soumeur, Touiza, Ouled El Houma, et beaucoup d’autres moins médiatisées). Dans tous les domaines, elles posent les fondations de ce que deviendra un jour l’Algérie. Même si aujourd’hui elles n’ont pas la réussite à laquelle elles aspirent, sans soutiens importants, avec des budgets souvent insignifiants, avec l’hostilité affirmée ou sournoise des autorités, elles n’en font pas moins avancer les causes qu’elles défendent. Leurs responsables sont très souvent des hommes ou des femmes de conviction, honnêtes et combatifs, sacrifiant travail et famille pour mener le combat de leur vie, qui contre les maux sociaux, qui pour réaliser des œuvres d’utilité publique, qui pour soulager de trop fortes misères, qui pour dénoncer toutes sortes de corruptions, qui pour mobiliser contre des lois injustes, etc. Que pourrait-on souhaiter de mieux à toutes ces organisations ? De réussir dans leurs missions et de faire la preuve qu’en Algérie aussi, les associations de la société civile existent et travaillent efficacement pour le bien-être des citoyens. Les problèmes qui bloquent le développement du mouvement associatif Malheureusement, le champ associatif ne se résume pas à ces admirables exceptions décrites plus haut : la plupart des associations, parmi elles beaucoup de celles qui ont un impact national, est frappée d’immobilisme et ne donnent signe de vie qu’au moment de la distribution des subventions. Ce sont ces « trains qui arrivent en retard » qui caractérisent le mieux le mouvement associatif algérien. Celui-ci, au contact d’un système politique totalitaire et profondément corrupteur, d’un mode de financement aliénant et d’ambitions personnelles débordantes, n’a pas su résister aux pressions de toutes natures et a rapidement perdu de sa crédibilité. Rares sont les associations qui ont su éviter les innombrables écueils posés par le système qui pervertit tous ceux qu’il récupère et détruit ceux qu’il ne peut pas corrompre. Les exemples sont nombreux de ces associations qui ont été récupérées par le système, essentiellement par la voie des subventions et des avantages matériels, et qui ont vu leurs missions perverties pour devenir de simples faire-valoir, activés à intervalles réguliers par les autorités pour soutenir des projets politiques initiés par le pouvoir (le dernier en date étant la mobilisation, après les attentats du 11 avril dernier, de la plupart des organisations de la société civile, au profit de la loi sur la réconciliation nationale, chère au président Bouteflika. D’autres associations ont été victimes d’ambitions personnelles de leurs fondateurs qui n’acceptent aucun autre poste que celui de dirigeant principal : beaucoup d’entre elles ont été victimes de désaccords internes, puis de scissions, uniquement à cause de ces ambitions personnelles. Ces problèmes ont touché pratiquement tout le mouvement associatif, tous domaines confondus. On a vu des organisations professionnelles patronales éclater pour les raisons citées ci-dessus et se scinder en plusieurs, chacune d’entre elles réclamant la légitimité. Combien d’organisations professionnelles ont-elles vécu des crises analogues du seul fait que des membres non élus à la direction refusent cet état de fait et crient au complot. Les syndicats autonomes, eux-mêmes reconnus ou non, ont vécu et vivent encore de pareils problèmes. Tout le monde a en mémoire le triste dénouement de l’aventure des arouch et de la plateforme d’El Kseur, issues du Printemps noir berbère. Les manipulations du pouvoir, conjuguées à celles des deux grands partis implantés en Kabylie et aux ambitions personnelles des nombreux dirigeants du mouvement, ont mis fin prématurément à la belle aventure du mouvement citoyen. Les pouvoirs publics disposent de l’arme absolue contre le mouvement associatif : les subventions sans lesquelles aucune association ne peut vivre et activer. Ce ne sont pas en effet les modestes contributions des membres des associations, ni les dons que ces dernières peuvent recevoir de riches et généreux contributeurs, qui peuvent leur permettre de fonctionner normalement et atteindre les objectifs qu’elles se sont fixés. La loi 90-31, à l’image de l’ordonnance 71-79 et de la loi 87-15, a prévu la possibilité pour l’association d’être subventionnée par l’Etat, la wilaya ou la commune (article 26 de la loi 90-31). Les pouvoirs publics ont transformé cette possibilité en moyen de pression efficace. C’est donc par le portefeuille que les pouvoirs publics agissent sur les associations et les poussent à un comportement politiquement correct. On comprend donc que ces mêmes pouvoirs publics voient d’un très mauvais œil l’intervention des ONG internationales et maintenant, des organisations internationales et régionales, pour financer directement des actions des associations de la société civile. Elles se permettent même de les aider par des actions de formation et d’organisation. On a vu par exemple la Fédération internationale des syndicats libres organiser des formations pour le compte de syndicats algériens, y compris des syndicats autonomes. De même que l’OIT, par l’intermédiaire de son Bureau international du travail, a organisé des séminaires de formation et de soutien aux syndicats autonomes. Par ailleurs, des organisations régionales, à l’image de l’UE, acceptent de financer des projets du champ associatif compatibles avec les règles de base de fonctionnement de l’Union européenne. La collaboration avec les organisations internationales Pour le système, soucieux de maintenir le mouvement associatif sous sa seule tutelle, le coup est rude et le danger de le voir lui échapper est inacceptable. Pour éloigner quelque temps le danger, l’Etat jouera certainement sur son pouvoir d’agréer ou non des associations (et de retirer les agréments, en cas de mécontentement). Il pourra même, comme il l’a fait pour le représentant de la LAADH à Ghardaïa, utiliser l’arme judiciaire et emprisonner les récalcitrants, sous de fallacieux prétextes d’atteinte à la loi. La menace empêchera certainement, pour un temps encore, un nombre important d’organisations de la société civile de profiter des possibilités offertes par les ONG et organisations internationales. Mais pour un temps seulement, car certaines le font déjà et l’Etat ne peut rien faire pour les en empêcher : une réaction brutale serait malvenue et sera mal interprétée par les partenaires étrangers. Avec le temps, la collaboration ne pourra que s’intensifier, aura des résultats positifs connus de tous, et tout cela profitera fortement au mouvement associatif algérien. La seule question qui reste posée, c’est combien de temps il faudra encore attendre pour assister à la libéralisation totale du champ associatif ? Le plus vite serait le mieux, car une fois le champ associatif renforcé et libéré des pesanteurs actuelles, il pèsera de tout son poids pour obliger les pouvoirs publics à changer leur fusil d’épaule et à faire évoluer les choses vers un mieux-être. Rachid Grim  

COMPRENDRE LE PRINCIPES DES REGIMES POLITIQUES AVEC DEUX VACHES

SOCIALISME :

* Vous avez 2 vaches. Vos voisins vous aident à vous en occuper et vous partagez le lait.

COMMUNISME :

* Vous avez 2 vaches. Le gouvernement vous prend les deux et vous fournit en lait. FASCISME :

* Vous avez 2 vaches. Le gouvernement vous prend les deux et vous vend le lait.

NAZISME :

* Vous avez 2 vaches. Le gouvernement vous prend la vache blonde et abat la brune.

DICTATURE :

* Vous avez 2 vaches. Les miliciens les confisquent et vous fusillent.

FEODALITE :

* Vous avez 2 vaches. Le seigneur s’arroge la moitié du lait.

DEMOCRATIE :

* Vous avez 2 vaches. Un vote décide à qui appartient le lait.

 DEMOCRATIE REPRESENTATIVE :

* Vous avez 2 vaches. Une élection désigne celui qui décide à qui appartient le lait.

DEMOCRATIE DE SINGAPOUR :

* Vous avez 2 vaches. Vous écopez d’une amende pour détention de bétail en appartement. ANARCHIE :

* Vous avez 2 vaches. Vous les laissez se traire en autogestion.

CAPITALISME :

* Vous avez 2 vaches. Vous en vendez une, et vous achetez un taureau pour faire des petits.

CAPITALISME SAUVAGE :

* Vous avez 2 vaches. Vous vendez l’une, vous forcez l’autre à produire comme quatre, et vous licenciez l’ouvrier qui s’en occupait en l’accusant d’être inutile. BUREAUCRATIE :

* Vous avez 2 vaches. Le gouvernement publie des règles d’hygiène qui vous invitent à en abattre une et prévoient une indemnisation. Après quoi il vous fait déclarer la quantité de lait que vous avez pu traire de l’autre, il vous achète le lait avec paiement à 90 jours fin de mois et il le jette parce qu’il manquait un tampon sur un certificat de qualité. – Vous devez les remboursez immédiatement plus les intérêts à hauteur de 2 fois et demi le taux légal. Vous écopez aussi d’une amende pour non-conformité. Enfin, on vous fait remplir 3 formulaires différents pour déclarer la vache manquante et on exige que vous fournissiez 5 attestations et certificats pour que vous obteniez votre indemnité. Les 5 attestations ne sont valables qu’un mois mais l’administration attend 3 semaines avant d’écrire à chaque organisme émetteur pour leur en demander l’authentification écrite.

ECOLOGIE :

* Vous avez 2 vaches. Vous gardez le lait et le gouvernement vous achète la bouse.  

CAPITALISME EUROPEEN :

* On vous subventionne la première année pour acheter une 3ème vache. On fixe les quotas la deuxième année et vous payez une amende pour surproduction. On vous donne une prime la troisième année pour abattre la 3ème vache.  

MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE BRITANNIQUE :

* Vous tuez une des vaches pour la donner à manger à l’autre. La vache vivante devient folle. L’Europe vous subventionne pour l’abattre. Vous la donnez à manger à vos moutons.

CAPITALISME A LA FRANCAISE :

 * Pour financer la retraite de vos vaches, le gouvernement décide de lever un nouvel impôt :
la CSSANAB (cotisation sociale de solidarité avec nos amies les bêtes).
* Deux ans après, comme
la France a récupéré une partie du cheptel britannique, le système est déficitaire. Pour financer le déficit on lève un nouvel impôt sur la production de lait : le RAB (remboursement de l’ardoise bovine).

* Les vaches se mettent en grève. Il n’y a plus de lait. Les Français sont dans la rue :  » DU LAIT ON VEUT DU LAIT « .
La France construit un lactoduc sous la manche pour s’approvisionner auprès des Anglais.

* L’Europe déclare le lait anglais impropre à la consommation. On lève un nouvel impôt pour l’entretien du lactoduc devenu inutile.

REGIME CORSE

* Vous avez deux cochons qui courent dans la forêt. Vous déclarez 200 vaches et vous touchez les subventions européennes.  

REGIME INDOUISTE

 * adorer les vaches, et ne jamais les traire.

Le siècle d’Ibn Khaldoun, l’Algérie et l’Espagne

par Mohamed Mehyaoui Professeur Des Lycées En Retraite

 

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler à quoi correspond ce qu’il est convenu d’appeler «le siècle d’Ibn Khaldoun». Appartenance tellement avérée que nos critiques contemporains en ont dit qu’Ibn Khaldoun s’est révélé le précurseur de philosophes, d’historiens ou sociologues comme Machiavel, Montesquieu, Auguste Comte, Hegel et bien d’autres.

Cette période a vu également s’imposer l’historiographe Jean Froissart en France, Pétrarque en Italie, Chaucer en Angleterre et en Perse le grand poète Hafid Chirazi et le chroniqueur du règne de Tamerlan Nizam Eddine Chami.

 Le monde arabo-musulman, lui, n’a pas manqué de briller grâce à des étoiles de première grandeur tels le grand voyageur Ibn Battota, des philosophes et des historiens de la trempe d’El Maqqari ou d’Al-Maqrizi.

 C’est dire que ce 14e siècle était porteur de profondes mutations aussi bien d’ordre politique, social, économique et militaire, de bouleversement qui ont ébranlé toutes les contrées méditerranéennes aussi bien au nord qu’au sud.

 Mais qu’en était-il en ce siècle des rapports entre l’Algérie et l’Espagne de cette époque ?

 La géographie est la seule constante de l’histoire, irréductible dans ce domaine: il nous suffit de considérer une carte pour constater que tout est lié entre les deux arcs d’une même circonférence, allant de
la Catalogne à Bizerte en passant par les îles Baléares, Malte et
la Sicile.

 Dans cet espace fluide on a souventes fois soulevé la question de savoir s’il faut identifier Ibn Khaldoun comme un Arabe, un Berbère ou un Espagnol.

 Je crois qu’il tient de l’un comme des deux autres. A l’Espagne, il est attaché par des liens quasi charnels, ses parents étant venus du Yémen s’installer en Andalousie avant d’émigrer de nouveau à Tunis; par les amitiés tissées avec les Nasrides de Grenade et l’homme d’Etat qui en fut le symbole, Lisan-ed-Dine Ibn El-Khatib, par un long séjour en Andalousie qui lui réserva les honneurs d’une hospitalité raffinée de 1363 à 1365 dont l’exposition récemment à lui consacrée à l’Alcazar de Séville, du 19 mai au 30 septembre 2006, nous révèle quelques aspects; par les tentatives d’y venir chercher refuge et protection au cours de ses mésaventures politiques maghrébines.

Arabe et Berbère, il le fut tour à tour, menant une vie agitée ponctuée d’aventures, d’intrigues et de ce qu’il nomme lui-même dans son autobiographie «les marais de la politique», changeant de camp au gré des alliances et des ruptures, savourant les délices du pouvoir ou bien subissant l’indignité de la prison où par deux fois il séjourna quelque deux ans.

 Il reste qu’Ibn Khaldoun finit par se lasser de cette vie pleine de choses vides faites pour le paraître. Il se retira alors à Qal’at Ibn Salama en 1374, pas loin de Biskra dans la tribu arabe des Béni Arif, pour se consacrer aux permanences de la réflexion et de l’esprit. Et c’est alors la naissance d’une véritable encyclopédie, un «discours sur l’histoire universelle» qu’Ibn Khaldoun intitula: «Kitab El’ibar», le livre des enseignements et traité d’histoire ancienne et moderne sur la geste des Arabes, des Perses, des Berbères et des souverains de leur temps.

 L’Algérie dans sa version territoriale au 14e siècle était tiraillée entre les Mérinides de Fès (Maroc) et les Hafsides de Tunis: c’était le royaume de Tlemcen, le sultanat des Zianides appelés aussi les Abdel-Walid, qui n’excédait pas Bougie, dépendante de Tunis, elle.

 C’est grâce à cette position centrale, grâce à ses deux poumons maritimes qu’étaient Honeyn et Oran – et Ténès dans une moindre mesure – que le royaume de Tlemcen pouvait se permettre certaines libertés, une espèce d’auto-gouvernement des citoyens maintenu vaille que vaille, et des interventions d’autant plus fréquentes en Andalousie que tous deux souffraient une anarchie chronique aggravant leur commune misère. Pesante restait quand même la réalité du pouvoir exclusif du long règne des Mérinides qui dura jusqu’en 1465 sur cette Afrique du Nord héritée des Almohades en 1269.

 Aussi, le royaume de Tlemcen, au gré des événements qui ont marqué le 14e siècle, s’est-il trouvé, nolens volens, mêlé à toutes les péripéties qui ont agité les riverains de
la Méditerranée occidentale, profitant d’une victoire par-ci, essuyant les conséquences d’un échec par-là.

 En gros, bilan politique et militaire fort mince, jalonné surtout par les retombées d’une participation en dents de scie: lutte pour Tarifa prise grâce à une centaine de navires suivant Ibn Khaldoun, 250 suivant les chroniques des rois de Castille, puis perdue après le désastre de Rio Salado (28 nov. 1340) infligé par une flotte chrétienne venue de Gênes et du Portugal à la rescousse de l’Andalous déjà repris. Ce fut le tour de Gibraltar à tomber (27 mars 1343), mais consolidation, avec l’aide des Nasrides, d’une série de forteresses restées arabes comme Ronda, Castellar, Marbella, Estepona.

 Mais la course au pouvoir ici, l’anarchie en Andalousie, les crises de succession répétées, les ralliements suivis de trahisons, suivies de ralliements, suivis… finissent par avoir raison des énergies les plus trempées et des dévouements les plus spontanés. Jusqu’à la fin du siècle, une longue période de paix est à peu près maintenue grâce probablement à une relative inaction des Espagnols après leurs succès récents. Seuls quelques troubles sporadiques sont animés par des mercenaires maghrébins toujours présents à la cour espagnole des Nasrides.

 Tlemcen a vite fait de retrouver son dynamisme et son entregent. Le royaume se rappela très vite que toutes les routes du commerce méditerranéen passaient par son port Honeyn; que son autre port, Oran, était florissant et comptait déjà 6.000 foyers comme en témoignent par exemple des chroniqueurs sérieux comme Marmol et Alvarez Gomez; que le royaume, surtout que sa côte se déroule parallèlement à celle de l’Espagne, n’éprouvait aucune difficulté à enrichir des échanges facilités par la proximité; et qu’enfin il était lié à la couronne d’Aragon depuis le début du siècle par des traités stipulant que «les sujets de Jacques II n’inquiéteraient les Tlemcéniens ni sur terre ni sur mer, à la seule condition que le sultanat reversât une partie de ses recettes douanières».

 Telle s’ouvrait cette ère nouvelle de la 2e moitié du 14e siècle entre l’Algérie, toujours dans son corset du Maghreb central, et l’Espagne prête à s’engager dans le difficile chemin de son unité et de son identité.

 Les échanges culturels, les sciences, l’art, le commerce circulaient avec intensité d’une rive à l’autre.

 Les héritiers de la culture andalouse maintiennent vivant un enseignement efficace grâce aux élèves de Razi et la célèbre école de Cordoue, comme les savants Imran et Ibn El-Imam à Tlemcen, Abu Ali Nasir-Ed-Dine à Bougie.

 Des missions diplomatiques auprès de Ferdinand III, ou celle, à titre d’exemple, menée par Ibn Khaldoun lui-même à la cour de Pierre le Cruel à Séville n’ont pas manqué d’entretenir des relations utiles au-delà de longues négociations très souvent avortées et d’engagements aussi souvent reniés.

 Le Maghreb central, dont la fortune restait attachée à celle des différents pouvoirs qui s’étaient succédé en Ifriqia, finit par accaparer l’essentiel de l’activité économique de
la Méditerranée occidentale en dépit de quelques sursauts militaires sporadiques, en alternance avec de longues périodes de paix relative.

 Toujours coincé entre les Béni Hafs de Tunis et les Mérinides de Fès, le royaume de Tlemcen se créa une ouverture sur le Nord et devint peu à peu le pôle de la presque totalité des échanges commerciaux sous la garantie de la couronne d’Aragon.

 Rapidement Oran prend de l’ampleur, Arzew aussi qui se transforme, comme la capitale portuaire, en arsenal où se construisent galères, pinasses et navires de transport.

 Avec Ténès et Honeyn de surcroît, on passait d’une rive à l’autre sans problème à la recherche d’une association, d’un secours, du règlement d’un contentieux ou d’un conseil en matière juridique ou culturelle.

 Flux et reflux incessants gagnent de plus en plus d’intensité en cette fin de siècle: importations catalanes du Maghreb central, exportations tlemcéniennes vers l’Aragon. Contre les étoffes, de la quincaillerie et de la verroterie, la rive sud exporte la poudre d’or, des esclaves noirs, de la laine, des céréales, des dépouilles d’autruches, des peaux de boeuf tannées.

 Le tout est assuré par une vingtaine de navires entre Majorque et l’Ifriqia. Une liaison mensuelle au moins entre Honeyn, les Baléares, Valence et Barcelone est maintenue contre vents et marées. Des familles juives partagent leurs activités entre les deux rives. Des Oranais, des Cherchelliens, des Algérois, en petit nombre certes, commercent avec des Majorquins. Une liste de 150 Catalans s’activent dans ce trafic. Des prêtres même servent de chapelains à leurs coreligionnaires comme Joan de Puylla à Ténès. Un fils bâtard de Jacques II, Jacques d’Aragon, est au service des Zianides exerçant en même temps des fonctions consulaires auprès de ses compatriotes.

 Mais le tout est défini et ponctué par quelques constantes: engagements fréquents de milices algériennes dans l’armée du roi d’Aragon en conflit avec
la Castille; aide sporadique au sultanat de milices chrétiennes essentiellement catalo-aragonaises sous l’autorité exclusive d’un chargé de pouvoir «l’alcayl» nommé par le roi.

 Malgré deux sièges épuisants, l’un de huit et le second de deux ans imposés par les Mérinides de Fès, malgré des révoltes réduites puis ressuscitées ici ou là, malgré la peste noire de 1349 dont on eût dit «un tapis que la mort roulait sur toute chose», le Maghreb central a su tirer son épingle du jeu en cette fin de siècle d’Ibn Khaldoun. Même les esclaves catalans et majorquins qui vivaient à Tlemcen s’y sont accommodés au rythme des alliances et des hostilités si fréquentes entre pirates et corsaires.

 On pourrait, sans trop risquer des anachronismes, comparer le siècle d’Ibn Khaldoun et le XXIe siècle qui commence à peine et qui s’annonce lui aussi comme un siècle charnière, porteur de grandes et profondes mutations aussi bien au plan politique qu’au niveau de l’évolution des sociétés, des cultures et des civilisations.

 Sans se rattacher à aucun courant de la pensée contemporaine classique, on ne peut s’empêcher aujourd’hui de se poser les mêmes questions que s’est posées Ibn Khaldoun au 14e siècle sur le courant angoissant de l’Histoire, sur les lois qui déterminent le sens de ce courant, sur les symptômes et la nature des maux dont meurent les civilisations, et le sens des vraies valeurs dont la perte détruit les Etats.

 On s’aperçoit très vite alors qu’Ibn Khaldoun a eu conscience très tôt que son époque était une charnière qui annonçait la décadence inéluctable de son monde et le déclin d’une civilisation dont il était à la fois le témoin et la victime.

 Faute de renouvellement, ni même d’un maintien de qualité, les formes de pensée, les valeurs, l’art, la littérature, bref la culture que se sont partagée l’Espagne et l’Algérie de l’époque jeta un dernier éclat et se laissa mourir pour n’avoir pas su faire fructifier son héritage.

 Bibliographie:

– En langue arabe Histoire universelle Les Prolégomènes, Kitab El-Ibar (Ibn Khaldoun) id.

Chroniques andalouses – Chakib Arslan Histoire de la pensée arabe – Dr Omar Ferroukh

– En langue espagnole Historia de Sevilla – J-M de Mena

Los espanoles, como llegàron a sérlo: Américo Cästro

– En langue française Histoire du Maroc – H.Terrasse

L’Espagne catalane et le Maghreb

– Ch. Dufourcq Histoire d’Oran – Henri Frey Tlemcen au passé retrouvé – Louis Abadie  

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